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Anglais se tournent vers le monde Scandinave comme nous nous tournons vers le monde gréco-latin, avec un sentiment de vague tendresse et de filiale curiosité. Si le Teuton est un cousin, le Scandinave est un frère, sinon l’aîné de la famille, du moins celui qui a le mieux gardé les traditions. Aussi est-ce à lui qu’on va les demander quand on veut les rajeunir ou s’en inspirer. N’est-ce pas un fait significatif que M. Gosse et M. Archer, deux des plus brillans esprits de leur génération, possédassent à 25 ans l’idiome littéraire du Danemark et de la Norvège ? N’est-ce pas singulier que les Sagas aient été le fonds commun où le vieux Carlyle a puisé son dernier livre[1] et William Morris l’un de ses plus importans poèmes[2] ? Les Sagas, c’est le common place book, le livre de raison où s’est gravée cette âme du Nord, pure de tout mélange méridional et libre de tout servage antique. Pour l’Anglais qui pense et qui rêve, c’est la vraie Bible de sa race.

Précisément parce que le Norseman avait incarné dans le monde médiéval le génie teuton à l’état pur, un certain nombre d’enthousiastes ne permettent pas à ses descendans d’exister dans le présent et de se mêler à la vie moderne. Faire de ce petit pays un musée de souvenirs runiques et de ce petit peuple qui s’élance si vigoureusement dans la vie un simple gardien de reliques, c’est plus que du pédantisme : c’est de la cruauté. Croirait-on que ce fut la première objection qu’on fit avant d’admettre Ibsen ? L’idée était si curieusement rétrograde et artificielle qu’elle ne devait pas tenir longtemps contre la force du courant. Ces archéologues, fourvoyés dans la critique, se trompaient deux fois : d’abord parce qu’ils méconnaissaient la loi qui impose le mouvement et le progrès à tous les organismes vivans ; ensuite parce qu’ils ne savaient pas reconnaître dans Ibsen, sous le costume moderne et avec les inquiétudes de notre temps, cette âme vaillante, à la fois hautaine et familière, des anciens vikings, aussi hardie devant les énigmes de la pensée qu’autrefois devant les périls de la tempête et de la bataille.

Aussi bien Ibsen, comme avant lui Oehlenschläger, comme Björnson avec lui, a pris son point de départ dans les Sagas. C’est là que les génies du Nord ont leur racine, comme en une eau calme et profonde ; puis ils poussent leur tige vers la lumière et viennent fleurir à la surface. Aujourd’hui encore la Norvège et le Danemark lisent plus volontiers les drames historiques et semi-légendaires d’Ibsen, les Prétendans, la Dame higer d’Östrädt, les Vikings à Helgeland, que ses œuvres plus récentes ; mais,

  1. The Old Kings of Norway.
  2. Sigurd the Wolsung, tiré de la Wolsunga Saga.