dans les lecteurs de Darwin, d’Herbert Spencer et de Huxley. Au point de vue social, les plaies qu’Ibsen cautérise au fer rouge sont les ulcères qui rongent l’Angleterre. Cette tyrannie des majorités, cette morale conventionnelle et machinale, qui étouffe toute initiative, cette charité tracassière et dégradante qui s’exerce au profit d’une formule sectaire, l’Angleterre la connaît trop. Le pasteur Rörlund en est l’expression grossièrement impétueuse et fanatique, le pasteur Manders l’expression moutonnière et pusillanime ; l’un incarne l’intolérance, l’autre le respect humain, et l’Angleterre sait bien qu’elle a ses Rörlund et ses Manders. Quand elle voit sur la scène un consul Bernick qui a de grands mots à la bouche, mais dont la fortune est fondée sur des mensonges et qui envoie de braves gens mourir sur un navire voué au naufrage, elle doit songer à ses armateurs philanthropes qu’enrichit l’assurance des « bateaux-cercueils ». Comme elle peut produire un Bernick, en revanche elle n’est pas incapable de produire un Stockmann, ni par conséquent, de comprendre et d’aimer le bavard génial, cet enragé de vérité et de vertu, ce don Quichotte-Pangloss qui irait jusqu’au martyre, mais qui préfère s’arrêter en chemin. Ses ennemis ont cassé ses carreaux : que fait-il ? Il fait demander un vitrier. Il ramasse les pierres qu’on lui a lancées, les soupèse, les critique : « Mais ce ne sont que des cailloux : il y en a à peine une ou deux qui soient décentes ! » Il est revenu d’une réunion publique avec son pantalon déchiré, et il en conclut philosophiquement que, « quand on va défendre la justice devant les hommes, il faut bien se garder de mettre sa meilleure culotte. » Si tous ces traits ne sont pas anglais, je ne sais ce que c’est que l’esprit anglais.
Si je passais en revue un à un les types d’Ibsen, je n’aurais aucune peine à montrer avec quelle facilité ils s’adaptent à la vie anglaise. Engstrand, l’homme du peuple, toujours pécheur et toujours pleurant son péché, qui se fait du faux repentir une carrière et un gagne-pain ; Lövborg, ce noble et faible esprit que l’ivrognerie ressaisit pour le rendre à la débauche, et en qui les tentations d’une nuit annulent des années d’effort et de vertu, n’ont besoin ni d’être modifiés ni d’être commentés pour paraître sur les planches d’un théâtre londonien. Mais ce sont surtout les femmes qu’Ibsen semble avoir devinées. Presque toutes les revendications de la femme anglo-saxonne, dont on fait aujourd’hui tant de bruit, sont contenues en germe dans la dernière scène de la Maison de Poupée, qui date de 1879. La femme est lasse d’être une servante ou un jouet pour l’homme ; elle ne veut pas se trouver face à face avec des responsabilités et des devoirs