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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/219

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de la Chine ne sera pas joué ; faute de mieux, il remplace la représentation par une lecture, et François récite avec succès le rôle de Gengis. Au surplus, « la parvulissime république » a un très petit territoire. Il installera un théâtre à chaque porte de la ville, à Carouge sur terre de Savoie, à Châtelaine sur terre de France ; Genève y accourt. Plus tard il donnera la comédie à Tournay, et, bravant les foudres du Consistoire, il aura la satisfaction de recruter dans l’aristocratie genevoise d’excellens acteurs et de charmantes actrices.

Il avait une autre joie : pour l’appeler comme l’appelait Tronchin le docteur, qui, beaucoup moins indifférent que son cousin François, était membre du Consistoire et avait des accès de zèle, « le vieux brochurier » se plaisait à inonder Genève de libelles anonymes, qui se débitaient sous le manteau. Le scandale que causaient ses irrévérences délectait sa diabolique malice. Mais, étant tour à tour le plus téméraire et le plus prudent des hommes, il s’empressait de tirer son épingle du jeu, il désavouait ses libelles, invectivait « les malintentionnés » qui lui attribuaient « ces infamies, » applaudissait aux magistrats qui faisaient brûler ces ordures par la main du bourreau. Il a toujours posé en fait que, pour quiconque veut penser librement et ne se sent aucune vocation pour le martyre, la vie est impossible sans le mensonge, et il le déclarait tout haut, en quoi il était plus honnête que les gens qui mentent en s’indignant contre les menteurs. Quand le Consistoire et le Conseil se fâchaient tout rouge, quand son cas devenait mauvais, il mettait François Tronchin en campagne, et de toutes les commissions qu’il pouvait donner à ce complaisant et laborieux entremetteur, c’étaient les plus désagréables. Il l’enverra un jour jusqu’à Dijon pour y étouffer une procédure qui l’alarmait.

M. Henry Tronchin s’étonne que le conseiller François, qui ne se faisait aucune illusion sur le caractère et la véracité de Voltaire, soit demeuré jusqu’à la fin en relations avec lui. Je ne partage point son étonnement. Il faut avoir une bien étroite cervelle ou l’amour du faux et du frelaté pour ne pas goûter passionnément la correspondance de Voltaire. La lire, c’est vivre avec lui, et on la relit sans cesse ; toutes ses misères s’y dévoilent, mais le charme est le plus fort. Aussi bien François ne voyait en lui que l’auteur de Zaïre et de Mahomet, et il faisait grâce au philosophe en considération des plaisirs que lui procurait le poète, qui lui faisait la grâce de le traiter lui-même « de sectateur de Melpomène. » C’était au philosophe que pensait l’impératrice Catherine quand elle se disait redevable au patriarche de Ferney de tout ce qu’elle savait, de tout ce qu’elle était : « Je suis son écolière ; plus jeune, j’aimais à lui plaire ; une action faite, il fallait, pour qu’elle me plût, qu’elle fût digne de lui être dite, et tout de suite il en était informé. » Le conseiller François n’a jamais rien compris à la grande