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saint respect des rites établis par le monde pour manger ou pour saluer, et voyait de la perversité dans le refus de s’y soumettre. Ils n’étaient d’accord sur rien, ne s’entendaient sur rien ; la vie commune était intolérable. — Ces braves gens, très aimés l’un et l’autre de leur entourage, étaient le père et la mère de Hoffmann, qui naquit dans ce triste intérieur le 24 janvier 1776. Il était encore tout petit lorsque ses parens, renonçant à une lutte sans issue, prirent le parti de se séparer. Le père se retira dans une autre ville, et l’enfant resta avec sa mère.

Hoffmann considérait cet événement comme le grand malheur de sa vie. Il lui attribuait la tristesse de son enfance, qu’il comparait « à une lande aride, sans fleurs ni végétation, dont l’implacable monotonie énerve l’intelligence et le caractère. » Le mal aurait été moins grand, selon lui, si M. Hoffmann l’avait emmené. Un père comprend toujours plus ou moins ses enfans : « Le plus mauvais, disait son fils, vaut encore mieux sous ce rapport que le meilleur pédagogue. » Mais son père l’avait abandonné, et ce n’était pas sa pauvre mère qui pouvait le remplacer auprès de leur petit garçon.

Mme Hoffmann s’était retirée dans sa famille, chez sa mère Mme la conseillère Dœrffer, où elle avait enfin retrouvé des gens corrects et comprenant que la correction est le but final de la vie. Elle ne put jouir de ce rare bonheur. Ses chagrins l’avaient brisée. Elle était la vivante image de l’accablement, ne remuant pas, ne parlant pas, et ne pensant plus. Toujours recluse dans sa chambre, on l’y trouva morte un matin, et ce ne fut qu’une ombre de moins dans la maison.

Mme la conseillère ne bougeait non plus de son coin, étant devenue impotente avec les années. C’était une vieille dame extraordinairement imposante, car elle apparaissait au milieu des siens comme Gulliver parmi les Lilliputiens. La nature en avait fait une façon de géante, et le reste de la famille était composé de pygmées. Jamais on n’avait vu pareille collection de petits bouts d’hommes et de petits bouts de femmes. Jamais non plus on n’a eu autant d’oncles et de tantes que Hoffmann, et il n’y avait rien de plus étrange que leurs réunions de musique chez la grand’ mère Dœrffer. Il en venait une légion, tous hauts comme une botte, et jouant pour la plupart d’instrumens anciens et démodés. Hoffmann se demandait plus tard où ils les avaient déterrés. Il lui semblait rêver lorsqu’il se rappelait leurs formes bizarres et les sons vieillots de cet orchestre fantasque.

Peut-être rêvait-il en effet. Ses souvenirs d’enfance sont sujets à caution. Hoffmann avait une théorie qui peut mener loin, avec