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Tous les moyens lui étaient bons : excentricités, mauvaises manières, farces d’étudiant, amours variées, orgies plus ou moins élégantes. Il est amusant à contempler à l’œuvre, s’exerçant à se mettre le bonnet sur l’oreille, lui, l’Olympien. Ce n’était qu’un accès, peut-être même qu’un rôle, et il s’en lassa vite, mais il avait donné l’impulsion aux beaux esprits réunis à Weimar sous ses auspices, et l’on s’explique l’inquiétude des bonnes gens de la ville chaque fois que la grande-duchesse Amalia partait pour un voyage. Pourvu, disaient ses sujets, qu’elle n’aille pas en découvrir encore un et nous l’amener !

Iéna dépassa Weimar en laisser aller quand les doctrinaires du romantisme, les deux Schlegel, vinrent s’y établir, Guillaume en 1796, Frédéric un peu plus tard. L’un et l’autre prêchaient et pratiquaient, et leurs femmes avec eux, le culte de la génialité sous toutes ses formes, y compris la liberté de la passion. Ils ne manquèrent point d’adeptes, parmi lesquels le philosophe Schelling ; ils furent immoraux avec pédanterie, ce qui est de l’immoralité triple, et confirmèrent le philistin dans l’opinion que l’homme génial est un vilain animal et un grand pécheur, ainsi que l’enseigne le christianisme.

Iéna ne possédait pourtant, comme on l’a dit spirituellement[1], que « la chaire » du romantisme. L’église était à Berlin, où elle prospérait. Un groupe de Juives intelligentes et peu austères, les Rahel, les Henriette Herz et leurs amies, y menaient le chœur des muses folles devant un troupeau enthousiaste de poètes, de savans, et même de théologiens. L’espèce humaine est si peu inventive, qu’à Berlin comme à Weimar et à Iéna, l’amour libre représentait le point culminant de la génialité. Il en a été de même en France pour nos romantiques de 1830. Est-ce qu’on ne trouvera jamais autre chose ?

Il faut dire, à l’excuse de la jeunesse germanique d’il y a cent ans, que le milieu d’où elle sortait était souvent bien peu intellectuel, bien peu propre à contenter et à retenir des esprits ardens et curieux. La plupart des nobles ne se piquaient que d’être grands chasseurs et grands buveurs ; nombre de bourgeois ne le cédaient en rien, pour l’humeur routinière et provinciale, à l’oncle de Hoffmann ou au père de Gœthe, nombre de parens étaient aussi incapables qu’eux, par le même zèle étroit et mal entendu, de respecter la personnalité d’autrui. Il est pénible de se sentir suspect aux siens, et c’est ce qui arrivait fréquemment aux jeunes gens. Hoffmann, qui en savait quelque chose, a dépeint

  1. Rudolf von Gottschall : Die deutsche Nationallitteratur des neunzehnten Jahrhunderts.