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moi, et je vais vous battre avec vos propres armes, puisque vos armes sont la raison. Vous parlez de folie ; mais lequel de nous deux est le fou ? D’après vous, je ne puis pas être le martyr Sérapion, parce qu’il est mort il y n des centaines d’années. Moi, il me semble qu’il y a trois heures à peine, — puisque vous appelez cela des heures, — que l’empereur Décius m’a fait supplicier. Pourquoi serait-ce vous qui avez la juste notion du temps, et pas moi ? Vous prétendez que l’endroit où nous sommes n’est pas la Thébaïde, mais une forêt à deux heures de B*** ? Prouvez que c’est moi qui me trompe en voyant un désert où vous voyez des arbres ? »

Cyprien était lui-même trop réfléchi pour ne pas sentir la force de l’objection. Il garda le silence, et s’aperçut que les yeux du Père Sérapion riaient. Malgré leur querelle, ils se quittèrent bons amis, et Cyprien s’est souvent demandé depuis si les fous ne voyaient pas quelquefois plus loin que les prétendus sages.

Au fond, Hoffmann n’en était pas au même point que le Père Sérapion. Sa pensée était moins extrême et pourrait se formuler ainsi : non seulement le monde que nous voyons n’est pas le seul possible, mais il n’est pas le seul existant. Le monde qu’il devinait, à côté de celui qui nous est familier, n’est pas jugé chimérique et impossible par tous les esprits rassis, puisqu’il se trouve en ce moment même des savans pour y croire et l’étudier, et que leurs observations, par une rencontre assez curieuse, vérifient le tableau que nous en avaient présenté les contes fantastiques de Hoffmann.

Ces récits, dont l’ensemble forme une masse imposante, sont de valeur très inégale. On peut négliger, d’un côté, les contes de nourrice[1] et la littérature commerciale, bâclée pour payer le cabaret[2], de l’autre, une partie des contes de la fin de sa vie, alors qu’il n’était plus lui[3]. Le résidu, qui représente l’effort du poète et de l’artiste et a valu à Hoffmann sa réputation, comprend une trentaine de courts récits[4], reposant tous (il ne faut pas compter le Vampire parmi les bons) sur les mêmes phénomènes qu’enregistrent aujourd’hui avec tant de soin les Annales psychiques[5] et d’autres recueils spéciaux, en France et hors de

  1. Casse-noisettes, le Roi des Souris, et l’Enfant étranger, écrits pour les enfans de son ami Hitzig.
  2. La Princesse Brambilla. Maître Puce, l’Elixir du diable, dont lui-même ne faisait aucun cas, et encore plusieurs autres. En général, la plupart des longs récits.
  3. Les deux derniers volumes, sauf quelques exceptions, de l’édition complète.
  4. Il suffirait de faire quelques changemens et additions aux deux volumes de traduction française de Loève-Veimars, si populaires chez nous, pour avoir toute la fleur des œuvres fantastiques de Hoffmann.
  5. Paris, Félix Alcan.