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nous possédons, car l’action individuelle s’y perdrait et l’action de l’Etat s’y épuiserait, en y épuisant nos finances ; ou l’on ne pourra donner à ces huit millions de kilomètres carrés quelque préparation économique, un commencement d’exploitation, qu’en y taillant des domaines de quelques dizaines de milliers, tout au moins, de kilomètres carrés, qu’on conférerait à des compagnies. Les préjugés de juristes qui vont à l’encontre de ce système ne peuvent que rendre impossible toute exploitation, si sommaire fût-elle, de notre gigantesque empire colonial. Vous ne pouvez pas, en effet, disséminer dans ces immensités des dizaines de mille sous-préfets, juges de paix, commissaires de police, des centaines de mille agens. L’office que l’Etat ne peut pas remplir, il faut que des compagnies, d’une façon plus sommaire et plus économique, s’en acquittent. Les vastes concessions pour un quart ou un tiers de siècle, avec délégation de certains droits de police, de justice, de fiscalité, à des compagnies de colonisation sont la conséquence nécessaire de l’énormité des possessions coloniales contemporaines. Les mêmes raisons se présentent aujourd’hui pour la constitution de compagnies de colonisation temporairement privilégiées qu’au XVIe et au XVIIe siècle.

Il y a un ordre naturel de mise en œuvre des terres et des contrées ; il ne peut s’agir, d’abord, que d’une exploitation tout extensive, avec quelques essais de culture intensive sur de rares points bien choisis. Dans la colonisation contemporaine, l’exploitation des richesses minérales doit aider à l’agriculture, sinon même la précéder. Des compagnies importantes de colonisation, avec certains privilèges temporaires, constituant pour elles une sorte de brevet d’invention, sont l’instrument indispensable de la préparation des pays barbares à une culture plus soignée, qui constituera un stade ultérieur de développement.

Si nous ne nous décidons pas à recourir à des compagnies coloniales, si nous avons toujours des sentimens de jalousie envers les sociétés et les capitalistes, nous continuerons peut-être de posséder, pendant un temps du moins, huit millions de kilomètres carrés de terre africaine, mais il est certain que nous n’en ferons rien. Nous pouvons redevenir colonisateurs ; nous possédons une importante partie du globe dans laquelle se trouvent quelques très bons morceaux ; l’obstacle que nous avons surtout à surmonter, pour réussir dans cette grande œuvre, ce sont nos propres préjugés.


PAUL LEROY-BEAULIEU.