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mais aimant par-dessus tout son fils, était remplacée par Fantine, la fille publique sanctifiée par la maternité. Ce fut à cette époque, quelques mois après la publication des Misérables, sans qu’on puisse établir exactement jusqu’à quel point il subit l’influence de cette œuvre, qu’Émile Augier s’empara de Triboulet, l’habilla à la mode du second empire, lui conserva ses instincts de diffamateur, d’entremetteur et de bouffon, l’installa dans le journalisme au lieu de le laisser à la cour, lui donna un fils à la place d’une fille, et l’appela Giboyer. Ce fantoche, faux d’un bout à l’autre, réussit aussi bien que les personnages chimériques de Victor Hugo. Il vaut pourtant qu’on le mette à part, sinon pour lui-même, au moins pour l’intérêt documentaire qui s’attache toujours aux spécimens dégénérés d’une descendance illustre.

En face de ce type d’aventurier, modernisé plutôt que moderne, un autre, qui eut une fortune moindre, serrait pourtant de plus près la réalité contemporaine. Vernouillet faillit être une des incarnations du journalisme, tel qu’il se pratique quelquefois aujourd’hui, depuis qu’Émile de Girardin inventa la presse à bon marché. Brasseur d’affaires avant tout, ramenant tout, idées ou sentimens, à la question des affaires, il use sans scrupule du journal comme du plus puissant moyen de brigandage qui existe dans les conditions de la vie actuelle : « Je m’empare, avec mon argent, de la seule force dont l’argent ne disposât pas encore, de l’opinion ; je réunis dans ma main les deux pouvoirs qui se disputaient l’empire, la finance et la presse. Je les décuple l’une par l’autre, je leur ouvre une ère nouvelle, je fais tout simplement une révolution. » Et la physionomie de ce forban, qui eût tenté Balzac, serait véritablement curieuse, si, au lieu d’être indiquée sommairement, elle avait été marquée au contraire de quelques traits caractéristiques plus inédits ; elle est peinte, par malheur, selon les procédés trop généraux qui ont déjà servi pour tous les rôles antipathiques au théâtre, voire pour tous les traîtres du mélodrame. La vilenie uniforme de Vernouillet se trouve en outre mise en relief par l’uniforme noblesse d’âme de Sergine, journaliste comme lui, mais journaliste honnête ; et l’artifice, dans ce contraste, apparaît terriblement voulu : s’il produit son effet à la scène, il inspire quelque défiance sur la valeur d’une étude de mœurs conçue et exécutée grâce à ce genre d’oppositions symboliques. Considérez enfin la naïveté souvent extraordinaire que manifestent les victimes et les complices de cet individu plus que louche, la candeur qu’il révèle dans la conduite de ses intrigues, la pauvreté de ses ambitions qui ne vont