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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/427

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maison fait sa provision évaluée en moyenne à une charge et demie par tente ; on estime à 60 charges de chameau, soit 9 000 kilogrammes, les quantités qui entrent journellement dans les ksours de l’Oued Souf. Les acridiens constituent la grande ressource des gens pauvres. Pour les conserver, ils les font cuire d’abord dans l’eau salée, de la même façon que nous préparons les crevettes, puis ils les sèchent au soleil. Ils en ramassent et préparent des quantités si considérables que, non contens d’assurer leurs approvisionnement, ils en font un article de négoce : c’est ainsi qu’ils les vendent sur les marchés de Touggourt, de Témacin et des villages voisins. Je regrette que, pendant mon passage à Kairouan et à Biskra, l’on ne m’ait pas présenté une de ces conserves, d’abord comme variété dans l’ordinaire, puis pour me confirmer ou changer l’idée que je m’en étais faite.

Il est intéressant de constater que, de nos jours, il subsiste encore, dans les régions sud de l’Algérie, une coutume qui remonte à la plus haute antiquité et qui s’est transmise, à travers les âges, chez les habitans du désert. Strabon, qui écrivait au commencement de notre ère, rapporte que dans les contrées sahariennes auxquelles correspond en partie notre extrême sud algérien et tunisien, au voisinage des Strutophages — mangeurs d’autruches — habitent les « Acridophages qui vivent des sauterelles que les vents du sud-ouest et de l’ouest, toujours très forts au printemps dans ces régions, emportent et chassent vers leur pays » ; et plus loin il ajoute : « Après qu’on les a ramassés, on les écrase, on les pile dans la saumure pour en faire des espèces de gâteaux qui forment le fond de la nourriture des Acridophages. »

Est-ce en lisant Strabon qu’il vint à l’idée de M. Morvan, de Douarnenez, ancien médecin de la marine, de substituer la sauterelle salée à la rogue de Norvège dont les pêcheurs de la Manche et de l’Océan font usage ? Un essai fut aussitôt tenté sur une petite échelle, essai qui, d’après les rapports, ne donna pas d’excellens résultats. Il fallait lutter contre la tradition et l’on avait contre soi de sérieuses objections économiques. Au dire des pêcheurs, la sardine ne « lève » bien qu’avec la rogue de morue, et, d’autre part, le prix des récipiens et leurs frais de transport de l’intérieur de l’Afrique jusqu’aux côtes de Bretagne, grevaient la marchandise de charges trop lourdes. M. le docteur Morvan pria le ministre de la marine de lui faire un second envoi gratuit. Il lui fut répondu que, si l’appât nouveau pouvait remplacer avec avantage la rogue norvégienne, c’était à l’industrie privée de rechercher les moyens de se le procurer par une voie économique. Le général Chanzy, alors gouverneur général de l’Algérie, fit en outre remarquer à M. Morvan qu’il n’était pas toujours facile