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ratrices, comme les gouttes de sang d’un martyr. Ses livres, tirés à vingt, trente mille exemplaires, malgré leur prix très élevé, répandaient dans toute l’Angleterre ses idées de la Vie et de la Beauté, et des éditions « piratées » en jetaient la semence au loin dans le Far-West. Cent mille francs par an, telle était la part de l’auteur dans les bénéfices de cette œuvre esthétique, et ces bénéfices allaient aussitôt alimenter l’œuvre sociale qu’il rêvait. Des sociétés de lecture de Ruskin s’étaient fondées à Londres, à Manchester, à Glascow, à Liverpool, pour le commenter, un journal pour l’annoncer, une librairie spéciale, la Ruskin House, à Londres, pour le répandre. À ses côtés, des artistes s’occupaient à graver ses dessins, des écrivains à raconter sa vie, lui vivant, à exposer ses doctrines, lui écrivant, à tirer de ses livres des Ruskiniana, des Birthday Books, des guides dans les musées, des ouvrages de distributions de prix[1]. Pendant les grèves, on jetait dans la discussion des passages des œuvres du grand esthéticien ; et il n’y a pas longtemps le directeur d’une institution de jeunes filles, à Londres, déclarait, dans une solennité scolaire, que le xixe siècle ne serait fameux dans l’avenir que parce que Ruskin y avait écrit !

Quel était donc cet homme et quelle était cette œuvre ? Outre l’intérêt de curiosité qu’on peut y apporter, on ne saurait toucher désormais à aucune question d’art, sans y toucher. J’ai donc voulu les connaître, plus complètement encore que par l’excellente étude publiée ici même, il y a trente-cinq ans, par M. Milsand, à une époque où Ruskin n’avait écrit que le tiers de son œuvre, vécu qu’une moitié de sa vie, et dévoilé qu’une face de sa pensée. Pour cela, il m’a semblé qu’il ne fallait pas seulement le lire et lire ceux qui l’ont le mieux connu et, avant tous, son disciple préféré, M. W. G. Collingwood, mais encore resuivre dans l’Europe et dans l’esthétique le chemin que le Maître lui-même avait parcouru. En Suisse, à Florence, à Venise, sur les bords du Rhin ou de l’Arno, partout où il a travaillé, j’ai travaillé après lui, refaisant parfois les croquis d’où sortirent ses théories et ses exemples, attendant les rayons de soleil qu’il a prescrits, guettant en quelque sorte sur les monumens éternels les ombres fugitives de ses pensées. Puis j’ai attendu, pour écrire, que son système, après plusieurs années, m’apparût non plus dans sa délicieuse complication, mais dans sa splendide unité, comme ces montagnes

  1. Voir notamment W.-G. Collingwood, The Life and Work of John Ruskin with portraits and other illustrations in two volumes ; Londres, 1893, et The Art teachinq of John Ruskin ; Londres, 1891. — Edward-T. Cook, Studies in Ruskin ; Londres, 1891, et Handbook to the National Gallery including notes collected from the works