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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/68

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débonnaire ses chances d’acquittement. L’avocat général, assis à côté de la Cour, a intérêt aussi à étudier les physionomies de ces nouveaux jurés avec lesquels pendant quinze jours il va vivre.

Chacun observe, dans cette salle, et chacun est observé. Il y a dans l’atmosphère autre chose que la tristesse solennelle qui convient à ce lieu : il y a une froideur, une gêne visible. On dirait des troupes ennemies pendant quelque veillée des armes. Ces hommes cependant sont réunis pour accomplir une œuvre collective de paix sociale et de justice ; leurs intentions à tous, répétons-le hautement, sont d’agir pour le mieux, pour le droit et la vérité. Comment donc semblent-ils tant se défier les uns des autres ?

Ce juré, novice et désireux d’apprendre, n’a-t-il pas justement dans le magistrat l’éducateur tout trouvé, le conseiller naturel et légal de son inexpérience ?

Mais non, ce juré inquiet est avant tout soupçonneux. Il a sur tous ceux qui l’entourent, sur le magistrat, sur l’avocat, même sur les bons gardes républicains, qu’il englobe dans la « police », une opinion préconçue et peu favorable que trahit l’attitude de sa personne endimanchée.

La robe rouge d’abord l’impressionne : cet uniforme de caste qui élève et maintient la barrière entre le juge de circonstance et le juge de profession.

Puis, le juré n’est-il pas convaincu, d’après son journal, d’après l’opinion courante de son milieu, que le magistrat a une tare professionnelle, un « calus » qui empêche tout sentiment humain de se frayer la route vers son cœur endurci ? Ne croît-il pas que ce magistrat voit dans chaque accusé un coupable, d’avance condamné ; que d’ailleurs il a un intérêt de premier ordre à ce que toute affaire s’achève par une condamnation rigoureuse ; que les acquittemens lui sont comptés par « ses chefs », et même au ministère, comme de mauvais points à un élève peu diligent ou mal doué ?

Sur l’avocat général son opinion est plus claire encore. Celui-ci, cela est convenu, sera toujours et quand même « l’accusateur » inexorable, sourd à toute défense, mort à toute pitié !

Mais l’impartialité la plus stricte et la plus délicate n’est-elle point l’office capital du président d’assises ? Le juré peut-il l’ignorer ?

Il l’ignore en effet, et comment, à première vue, ses soupçons seraient-ils dissipés à l’aspect de la Cour ?

Président et accusateur ont tous deux le même costume, et, de rouge vêtus, familiers et échangeant des signes, ils sont assis dans deux fauteuils semblables, lorsque Je défenseur et les jurés