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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 novembre.


Le ministère de M. Léon Bourgeois durera-t-il longtemps ? Tout le monde, à l’origine, était disposé à résoudre la question par la négative. Il semblait impossible qu’un ministère qui, notoirement, n’avait pas de majorité a la Chambre, pût vivre néanmoins. On commence à se demander si on ne s’est pas trompé. Assurément, le ministère n’est pas solide et il faudrait peu de chose pour l’ébranler et le renverser ; mais ce peu de chose se produira-t-il aussitôt qu’on l’avait cru ? Bien qu’elle soit très confuse et, à beaucoup d’égards, peu correcte, sa situation parlementaire n’est pas sans lui offrir des ressources très propres, pour peu qu’il en use habilement, à prolonger son existence. Or, M. Bourgeois est un homme habile. Il a du tact, du savoir-faire, de l’à-propos dans la parole, et il a su se tirer adroitement des premières difficultés qu’il a rencontrées. À la vérité elles n’étaient pas bien graves. M. Bourgeois est singulièrement aidé dans sa tâche par le double parti pris des socialistes et des républicains modérés. Les premiers sont fermement résolus à le soutenir quoi qu’il fasse et même quoi qu’il ne fasse pas, et les seconds ne le sont pas moins à ne pas l’attaquer. Tout le monde lui fait crédit, avec la différence que le crédit que lui ouvrent les socialistes paraît être illimité, tandis que celui qu’il trouve auprès des modérés aura certainement une fin, sans doute assez prochaine. Pour le moment, le ministère s’entend dire par ces derniers des choses désagréables ; on l’accable éloquemment sous les prophéties les plus sinistres ; mais on vote pour lui, et, s’il est philosophe, cela doit lui suffire.

De ces deux attitudes, celle des socialistes et celle des modérés, il serait difficile de dire quelle est la plus imprévue. Peut-être est-ce la première. Les modérés ont une telle habitude de soutenir tous les gouvernemens, qu’ils soutiennent machinalement celui-ci comme les autres. Mais ce qui est tout à fait nouveau, c’est de voir les socialistes devenus ministériels. Qui aurait pu croire que MM. Jaurès et Jules Guesde, MM. Millerand et Rouanet, cachaient sous leurs violences apparentes l’âme la plus disciplinée qui fût jamais ? Hier encore, ils se répandaient en invectives passionnées contre les hommes, quels qu’ils fussent, qui occupaient le gouvernement. Les séances de la Chambre avaient