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de l’Apothéose d’Homère ou le musicien de Sapho. Nulle main, pourvu qu’elle soit pieuse, ne touche ces formes divines sans en garder une trace et comme un parfum de beauté. De la Sapho de Gounod, de cette œuvre d’un débutant, en un demi-siècle plus d’un fragment s’est détaché ; mais la figure principale est debout encore et ne tombera pas. Taine, regardant les statues antiques, croyait voir quelquefois « leurs gestes s’achever, leur robe se mouvoir et leurs lèvres éternellement closes s’ouvrir pour prononcer des paroles. Que ne donnerait-on pas, s’écriait-il, pour les entendre ! Avec quel accent sonore et plein leur mélopée lente doit-elle retentir dans les palais des dieux !… » Leur discours n’est pas semblable au nôtre. C’est « un chant grave dont le rythme se déploie, se répète et s’infléchit autour de la pensée qu’il porte, comme une procession athénienne autour de l’image sacrée qu’elle conduit. » Voilà bien le chant de Sapho, ses chants plutôt, car son rôle est divers et la statue a plus d’une attitude. Elle n’en a pas une qui ne soit noble, admirable de style et de gravité. Voyez d’abord la poétesse paraître devant les juges du concours. Dès les premiers récits, dès le salut à Phaon, se retrouve la décence de Gluck et sa dignité souveraine. Sapho prélude maintenant. Elle chante l’histoire d’Héro et de Léandre, leurs amours que séparaient les flots, et l’Hellespont franchi par le nocturne nageur. Voici pour la première fois la mélodie de Gounod : la phrase large, pure, développée librement et magnifiquement résolue. Plus tard, adapté délicieusement aux vers de Lamartine, ce chant s’appellera le Soir. Mais ici peut-être il est plus beau dans sa nouveauté, dans son lyrisme originel ; plus beau, quand il se déroule sur le frémissement continu de l’orchestre, quand il plane enthousiaste et comme éperdu, semblable à je ne sais quelle mélopée ardente, à quelque libre improvisation d’amour.

Après l’ode enflammée voici la fraîche cantilène : Aimons, mes sœurs, aimons. C’est un autre aspect de la beauté antique : c’est Théocrite après Pindare ; après les plis qui tombent droit, c’est la draperie légère et flottante ; c’est le loisir païen et la volupté de vivre sur des bords heureux.

Voici enfin le dernier acte, par où Gounod s’égala d’emblée aux grands maîtres, l’acte qu’il suffirait d’avoir écrit pour être un musicien de génie. Tel fut dès le premier soir le sentiment de Berlioz, et Gounod a rapporté l’effet produit sur un juge aussi sévère, par le dénouement de son œuvre : « Ma mère, naturellement, assistait à la première représentation. Comme je quittais la scène pour aller la rejoindre dans la salle où elle m’attendait après la sortie du public, je rencontrai dans les couloirs de l’Opéra Berlioz