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tous pays où est établie la procédure par jurés, la loi, tour à tour impérative et suppliante, adresse fréquemment aux jurés l’injonction d’écouter. En France, les arrêts leur imposent « l’attention extérieure », et si l’un d’eux lit un journal, l’affaire peut être renvoyée. Il est clair que dans cette procédure, où tout est fondé sur « l’intime conviction » du juré, son attention est la pierre angulaire de l’édifice ; aider cette attention, la diriger, devrait être le but recherché par le législateur. Mais faire prêter serment à des hommes d’être attentifs, c’est une formule peu philosophique. « Diriger volontairement son attention, dit Th. Ribot, est un travail impossible pour beaucoup de gens, aléatoire pour tous. » L’attention est un état artificiel qu’on n’arrive à soutenir qu’à force de travail et d’usage ; c’est un art qu’il faut longuement étudier ; et jurer d’être attentif est presque aussi étrange que de jurer de déployer sur l’heure les qualités d’un philosophe, d’un poète ou d’un musicien. La plupart des jurés et la plupart des hommes ne peuvent disposer que d’une attention fort restreinte et précaire. Dans le monde, ils sont incapables de suivre jusqu’au bout un raisonnement un peu long et serré ; ils dorment au sermon ; et au théâtre même (où tant d’objets extérieurs soutiennent et vivifient l’attention), ils écoutent mal, suivant à peine la pensée de l’auteur, éveillés de temps en temps de leur torpeur, non par une idée plus belle ou plus juste, mais par le mot, souvent sans valeur, que le geste, l’accent de l’acteur ou toute autre circonstance fait pénétrer dans leur cerveau assoupi. Cependant ils n’ont pas conscience de la difficulté d’écouter ; ils rient des plaisanteries classiques sur le « sommeil du juge », et ne savent pas qu’une des obligations les plus lourdes, les plus périlleuses qu’un homme puisse s’imposer, est celle qui consiste à se constituer un avis sur un sujet quelconque en écoutant la parole humaine. « L’attention, dit encore M. Th. Ribot, est un état anormal… Si cet état fixe se prolonge outre mesure, il se produit une obnubilation de l’esprit toujours croissante, finalement une sorte de vide intellectuel, souvent accompagné de vertiges. » C’est l’habitude, l’entraînement qui augmentent de façon presque indéfinie la puissance de l’attention ; aussi avons-nous remarqué que les magistrats les plus anciens et les plus âgés ont souvent l’attention la plus fraîche et la plus vive. L’habitude, l’entraînement, étant nuls chez le juré, il est clair qu’il ne disposera que d’une attention minime, et que son serment n’a pu signifier autre chose que le désir et la volonté d’être attentif. Ce désir est chez lui bien ardent et sincère. Dans les premiers momens de l’audience, l’attitude du juré révèle l’effort le plus consciencieux. Ses yeux, tout son être est tendu vers le spectacle