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Car il faut le bien faire comprendre, la seule partie constitutive du débat suivant la loi, ce sont les témoignages. Tous les actes qui les précèdent et qui chez nous envahissent des journées entières, créant des incidens, des polémiques, des scandales, sont en dehors de la loi, ajoutés à elle par de fâcheuses pratiques. Un exposé en quelques phrases immédiatement suivi de l’entrée du premier témoin, telle est la loi, nul ne peut y contredire. Pourquoi donc s’en écarte-t-on ? et quel bon résultat a-t-on obtenu en donnant à la procédure avant les témoignages, une tournure agressive, accusatoire, passionnée ?

On n’a pas servi la cause de la répression. Nous l’avons dit, le juré le plus souvent s’inquiète de tant de réquisitoires, et par réaction, par pitié, bonté dame, se sent attiré vers le défenseur. N’avons-nous pas montré d’ailleurs qu’après le débat anglais, si respectueux de l’accusé, si libéral, le jury de Londres n’accorde que 13 pour 100 d’acquittemens (1893), tandis que le nombre des acquittemens devant le jury parisien s’élève parfois à 31 pour 100 (1890) ?

Ainsi un mal irréparable est consommé dès le début de cette audience : on a définitivement quitté le ton de la justice pour prendre celui de la passion. Déjà des colères sont allumées ; l’avocat, irrité de tant d’attaques contre son client, s’est levé vivement, a discuté, réfuté des argumens. L’interrogatoire, dramatisant les circonstances du crime, a soulevé dans l’auditoire des mouvemens d’horreur. Les réponses éperdues ou cyniques de l’accusé ont fait entrer dans les âmes la pitié ou l’indignation ; l’atmosphère est échauffée, les nerfs sont tendus. Dans les yeux des gens les plus doux, les plus équitables, brille la colère légale, et chacun devient « foule ».

Et les jurés ? Les bras croisés et l’air grave, ils sont (je parle des plus vifs) dans le chaos des avis successifs, des impressions contradictoires. Ils ne prennent pas de notes, et si l’un d’eux en prend par hasard, ses réflexions trahissent, dans une orthographe souvent fantaisiste, les préoccupations les plus extraordinairement étrangères au sujet réel du procès. « L’ homme connu », s’il est un homme intelligent, fait des réflexions tristes. Plusieurs petits négocians ont renoncé à suivre depuis l’acte d’accusation ; ils entrent dans le rêve, l’œil demi-clos. Cependant un juré, que la longue habitude fait reconnaître à certains signes, a un avis très ferme dès à présent. C’est un homme amer et obstiné, d’esprit faux et systématique à la manière de Bouvard ou de Pécuchet ; il sait parler. Dans l’acte, dans l’interrogatoire, quelque chose, je ne sais quoi, l’a ému et fixé dans l’opinion définitive, dans le oui ou le non désormais incrusté dans son cerveau. Saluons ce juré, il est le « maître du procès ». La loi devait