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nous avons eu ici le tapage trop ordinaire, coups de pistolet et le reste : c’est par trop fort ! Tenez bon là-bas et bridez bien vos campagnards : qu’ils n’aillent pas faire comme à Clermont !

En vieillissant, on revient au pouvoir absolu pur et simple.

Tout à vous d’amitié, mon cher Renduel,

SAINTE-BEUVE.

Cour du Commerce Saint-André-des-Arcs, n’ 2, ou à l’Institut.


Sainte-Beuve avait patronné auprès de Renduel un pauvre diable du nom de Bertrand qui était bien l’adepte le plus excentrique du romantisme, mais aussi le plus modeste et le plus effarouché. L’excellent garçon s’appelait tout simplement Louis Bertrand, mais il avait poétisé ce prénom par trop vulgaire et se faisait appeler Ludovic, ou mieux encore Aloïsius. Il était né en Italie de parens français, mais il s’était attaché comme un fils à la ville de Dijon où il était venu habitera l’âge de sept ans : tourmenté du démon poétique dès la fin de ses études, il avait fait insérer dans un journal du cru de gracieuses poésies d’un rythme léger et quelques-unes de ses curieuses ballades en prose. Il composait alors des vers, et de charmans, mais il y renonça peu à peu par la suite et, comme son destin était de se consumer dans le prélude et l’escarmouche à l’exemple de tant d’imaginations trop vives et trop ardentes, naturellement difficile et toujours mécontent de lui-même, il passait un temps précieux à retoucher sans fin les œuvres de la veille et n’en écrivait plus de nouvelles : dans ces fantaisies de débutant se retrouve le premier jet de ce qu’il ne fit, depuis, qu’agrémenter et repolir. Il prenait déjà une peine infinie à ciseler mot par mot, syllabe à syllabe, ses ballades, œuvres imaginaires d’un certain Gaspard de la Nuit qui devait donner son nom comme titre au volume, et ce volume n’était qu’un bizarre chapelet de pièces poétiques, constellées d’épigraphes dans toutes les langues. Voici, comme spécimen de cette prose artistement fouillée et de ces versets si bien ouvrés, certaine ballade italienne, une des plus jolies et des plus simples aussi qui soient sorties de la plume d’Aloïsius :


LA VIOLE DE GAMBA
Il reconnut, à n’en pouvoir douter, la figure blême de son ami intime Jean-Gaspard Deburau, le grand paillasse des Funambules. qui le regardait avec une expression indéfinissable de malice et de bonhomie.
THEOPHILE GAUTIER, Onuphrius.