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Belgique et sur la Franche-Comté ; elle dominait l’Italie. Ses armées, suivant les routes militaires ouvertes par les Romains, s’efforçaient de gagner le Rhin supérieur à travers les défilés des Alpes centrales, établir ce réseau de routes d’une manière durable, c’était fermer le cercle qui enserrait nos frontières. Heureusement, en Italie même, les ambitions tenaces de l’Espagne rencontraient deux adversaires luttant pour leur propre compte. C’était la Savoie et c’était Venise.

La dynastie de Savoie, encore blottie dans son aire, passait seulement la tête et humait le vent. La leçon que Henri IV lui avait infligée à Lyon la détournait de la France, proie hors de proportion, sinon avec ses appétits, du moins avec ses forces. L’échec réitéré des fameuses escalades de Genève lui avait appris qu’il n’y avait rien à mordre sur la Suisse. Ne pouvant satisfaire ni « sa soif de Genève », ni « sa faim de Grenoble », elle se tournait vers ces grasses plaines de l’Italie, où sa rapide fortune devait bientôt s’abattre. Elle était représentée, alors, par un des types les plus remarquables de la race, Charles-Emmanuel, petit homme noir, Italien par l’intelligence, l’adresse, la fertilité extraordinaire des desseins et des ressources, plus homme du Nord par le sang-froid, la force de résistance et l’inébranlable fermeté. C’était vraiment l’aigle rapace. Tout, pour lui, était butin. Il convoitait tout, il attaquait tout ; il avait toujours du sang aux ongles ; et les rudes coups qu’il recevait parfois ne faisaient que l’étourdir. Fontenay-Mareuil le définit en deux mots : « le plus ambitieux prince du monde et le plus inquiet » ; et Brèves, l’ambassadeur, le juge de même : « Tant que son esprit traversier vivra et aura de quoi, il troublera toujours le monde. » Il devait, en effet, tailler de la besogne aux diplomates, « faisant endiabler quiconque le voulait servir tout autant que ses ennemis. »

Cet étonnant brouilleur de cartes avait toujours, en raison de sa nombreuse famille, quelque mariage à manigancer, quelque prétention à produire, quelque tutelle à exercer qui, par une suite de déductions aussi plausibles qu’inattendues, lui permettaient de réclamer, au détriment de la tranquillité générale, le privilège le plus odieux du cousinage, celui de se mêler des affaires d’autrui.

La mort de Henri IV l’avait bien surpris, car justement il négociait un mariage avec le roi, grand marieur aussi de son côté. Une alliance politique doublait l’union éventuelle des deux dynasties, et on partait ensemble en guerre contre l’Espagne, quand le roi de France mourut. Profonde déception et terrible embarras pour le duc, qui restait tout seul en face de l’énorme molosse espagnol, grondant et déchaîné.