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l’histoire de l’humanité, qui aura toujours du goût pour les victorieux. La France est la seule puissance qui ait quelquefois démenti cette loi de l’histoire. C’est un honneur et même un très grand honneur pour elle ; mais il serait injuste et puéril de blâmer les nations ou les gouvernemens qui ont agi différemment.

Je fais ici toutefois une distinction importante en parlant de la Russie. Une bonne partie de la nation nous resta jusqu’au bout sympathique et fidèle. Les nécessités du gouvernement impérial furent comprises ; mais est-ce une illusion française de croire que le cœur du pays sympathisait avec nos désastres ? Nous en eûmes souvent la preuve. — Je n’en citerai qu’une. Un comité de secours s’était établi à Saint-Pétersbourg pour venir en aide à nos blessés. Le concours de l’ambassade fut réclamé. Je m’empressai de le donner. En deux jours on recueillit dans les deux capitales, Pétersbourg et Moscou, environ 50 000 roubles. Ce sont des chiffres qui ne sont pas sans valeur, car ils étaient presque uniquement fournis par de petites souscriptions. Je me souviendrai toujours de l’émotion que j’éprouvai et que j’éprouve encore au souvenir d’une pauvre femme qui vint nous apporter un bracelet, son seul trésor, et qu’elle voulait absolument vendre pour venir en aide à nos blessés. Des dons en nature nous furent offerts en grand nombre. Plusieurs marchands du Gastini-Dvor nous envoyèrent des paquets de thé, des vêtemens, des couvertures. Je tiens à consigner ici ces souvenirs qui sont tout à la fois un grand honneur pour la France et pour la Russie. Si la politique n’avait pu les rapprocher efficacement, la solidarité chrétienne les avait réunies.

C’est au milieu de ces circonstances que s’acheva l’année 1870. Celle qui allait s’ouvrir pour nous devait être plus dure encore. L’heure des douloureux sacrifices allait sonner, sans qu’aucune puissance nous fût venue efficacement en aide. J’eus dans le courant de janvier l’occasion d’approcher à deux ou trois reprises l’Empereur dans les cercles de la cour. Sa Majesté voulut bien m’écouter avec beaucoup de bienveillance personnelle. On voyait que la continuation de cette guerre lui pesait douloureusement, mais qu’Elle ne voulait et ne pouvait plus intervenir. A tous nos efforts auprès du gouvernement russe que je ne ralentis point jusqu’à la dernière minute, je sentais un parti pris de résistance qui pouvait se résumer ainsi : « Puisque vous ne pouvez plus lutter et que nous ne pouvons vous aider, finissez-en. Le plus tôt sera le mieux. » Ce langage était assurément d’une logique irréprochable, mais il me faisait penser au mot d’un de nos moralistes disant « qu’on a toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui. »