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et agissait selon ses vues particulières, sans s’inquiéter ou sans tenir compte des volontés de la cour. Il levait des troupes, entrait en campagne, combattait les alliés de la couronne, en daignant à peine avertir le gouvernement de ses intentions ; et, tandis qu’en pleine séance du parlement de sa province, le lieutenant général est convoqué pour entendre les ordres du roi, « pendant que les greffiers lisent à haute voix les royales ordonnances qui défendent à l’armée des Alpes de se mettre en marche, on entend le tambour qui bat dans les rues de Grenoble, on peut voir, des fenêtres du palais, défiler, sur les ponts de l’Isère, les soldats enthousiastes du vieux capitaine qui veut sortir de France malgré son roi[1]. »

Le vice-roi du Dauphiné, celui qu’Henri IV lui-même appelait en riant le « roi Dauphin », le vaillant soldat des guerres de religion, le chef militaire le plus considérable du parti huguenot, le serviteur, en somme fidèle, et l’ami, en somme dévoué, de Henri IV, était un habile homme qui avait su conduire adroitement sa fortune jusqu’au degré d’honneurs et de puissance où elle était parvenue. Politique madré autant que vaillant capitaine, il méritait, par son caractère et par ses origines, le surnom d’ « avocat » qu’on lui avait donné au début de sa carrière de soldat de fortune.

Parti de rien, devenu le second personnage du royaume, il avait l’ambition froide et calculatrice, une ambition immodérée dans son but, et mesurée dans ses moyens. même du vivant de Henri IV, il avait donné au roi quelque ombrage. Après la mort de celui qui avait été son compagnon d’armes, et, dans tous les sens du mot, son maître, il affecta de rester fidèle aux intentions et aux desseins du défunt, recueillant ainsi la part de l’héritage d’Alexandre que d’autres avaient laissé en déshérence. Il borne sa fidélité à une sorte de déférence verbale pour la reine et ses ministres, tandis qu’au dedans et au dehors, il agit à son gré, gouverne sans rendre compte, suit ses idées et se dirige où sa for lune le porte.

L’Italie l’attirait. Il avait le sentiment que sa situation, si haute déjà, grandissait encore, quand, rude soldat bardé de fer, il apparaissait sur la crête des Alpes et jetait l’épouvante sur les plaines fertiles soumises à la domination espagnole. Si, dans sa vie, il était resté fidèle à une idée, c’est à celle-là : combattre partout, mais surtout en Italie, la maison d’Espagne. C’est cette pensée qui avait fait de lui, alternativement, un adversaire implacable ou un partisan déclaré du duc de Savoie.

  1. Dufayard, Histoire de Lesdiguières, p. 368.