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des ruines. Il n’y a pas jusqu’à sa théorie du super-homme qu’il n’eût certainement démolie, — pour vague, instable, et toute négative qu’elle fût au fond, — si l’effrayant galop de sa pensée ne s’était brusquement arrêté. Et j’imagine que c’est dans la conscience de cet instinct destructeur qu’il trouvait l’une des preuves principales de l’origine slave de sa famille. On sait, en effet, qu’il s’est toujours défendu d’être Allemand. Il prétendait descendre des Nietzky, et regrettait que ses arrière-grand-parens eussent cru devoir, en émigrant en Allemagne, germaniser la désinence polonaise de leur nom. Mme Fœrster, malheureusement, n’a pu rien découvrir de positif touchant cette question d’origine ; mais elle reproduit, en revanche, une note de son frère qui a pour nous l’importance, plus précieuse, d’un document psychologique assez extraordinaire :

« On m’a appris, écrivait Nietzsche en 1883, à faire remonter l’origine de mon sang et de mon nom à une vieille famille noble de Pologne, les Nietzky : ceux-ci auraient quitté leur pays depuis plus d’un siècle, pour des motifs religieux. car ils étaient protestans. Je ne nierai point que dans mon enfance je n’aie été très fier de cette origine polonaise. Ce que j’ai de sang allemand ne me vient que de ma mère : et il me semblait que, malgré cela, j’étais resté essentiellement Polonais. Que mon apparence extérieure présente maintenant encore lu type polonais, c’est ce dont j’ai eu très souvent la confirmation. À l’étranger, notamment en Suisse et en Italie, on me prend volontiers pour un Polonais. À Sorrente, lorsque j’y ai passé l’hiver, la population ne m’appelait que il Polacco. À Marienbad, des Polonais venaient vers moi dans la rue, nÿadressaient la parole dans leur langue : et l’un d’eux, comme je me défendais d’être son compatriote, me considéra longtemps avec tristesse, puis me dit : « C’est toujours la vieille race, mais le cœur s’est tourné Dieu sait de quel côté ! » Un petit cahier de mazurkas composées dans mon enfance portait en manière de dédicace : « À mes ancêtres. » Et certes j’étais bien des leurs, par plus d’un jugement et plus d’un préjugé. J’aimais à me rappeler ce droit qu’avait le noble polonais d’annuler de son seul velo les décisions de toute une assemblée : et c’était de ce droit que me paraissait avoir fait usage, contre les décisions du reste des hommes, le Polonais Copernic. Dans les faiblesses politiques des Polonais, je voyais des argumens pour, plutôt que contre, la supériorité de leur race. Et je vénérais en Chopin le privilège qu’il avait eu d’affranchir la musique des influences allemandes, c’est-à-dire de son penchant à la laideur, a l’obscurité, à la mesquinerie, à la précision pédantesque. »

Pour quiconque l’étudie d’un peu près, l’auteur du Cas Wagner apparaît en effet le moins allemand des écrivains. Il n’a eu, du pays où il est né, ni lalangue, ni l’esprit. Et si par la brièveté, l’éclat, la simple