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l’histoire de notre pays. En 1870, nous ne pouvions malheureusement espérer rien de semblable, vu la forme du gouvernement nouveau qui n’excitait aucune sympathie auprès des monarchies du continent. Ce n’est pas qu’il doive toujours en être ainsi ; et notre politique actuelle le démontre suffisamment. Il est certain que les alliances peuvent exister tout aussi bien entre deux peuples dotés d’institutions différentes, mais rapprochés par des intérêts communs, qu’entre deux souverains d’une humeur peut-être fort antipathique l’un à l’autre. Louis XVIII était personnellement peu sympathique à l’empereur de Russie, qu’il avait blessé par sa hauteur (en prenant le pas sur lui aux Tuileries), et l’intermédiaire du duc de Richelieu nous fut indispensable pour parvenir deux ans plus tôt à notre libération[1]. Mais en laissant de côté cette question intérieure et en supposant, comme on l’avait cru un moment en France, que nous eussions pu avoir des alliés, il faut reconnaître que la rapidité de nos désastres — ainsi que M. Thiers put s’en assurer à Vienne et à Florence, où on nous témoigna quelque bon vouloir — rendait bien difficile une action armée de l’Europe en notre faveur, sous quelque régime que la France fût placée à ce moment. Vaincus, nous nous trouvions à la merci du vainqueur, et les puissances neutres n’auraient pas eu le temps, l’eussent-elles voulu sérieusement, d’amener leurs bataillons en ligne pour nous défendre.

La question était donc de savoir, si à défaut d’une intervention militaire, une médiation diplomatique sérieuse était possible et si l’autorité morale de l’Europe, dépourvue d’une sanction plus efficace, aurait modifié les conditions de la lutte. Je crois que l’Europe aurait dû l’essayer pour elle-même, quitte à ne pas réussir complètement ; et il me semble qu’elle le devait à la France républicaine ou monarchique. En ne le faisant pas, elle s’est porté à elle-même un coup funeste dont elle ne s’est pas encore relevée. Le droit de non-intervention absolu ne devrait en effet s’appliquer qu’au régime intérieur des États, où chacun doit être le maître de se gouverner à sa guise. Mais quand il s’agit d’envahir son voisin et de le dépouiller, s’il est plus faible que vous, il n’est pas possible d’admettre qu’il n’y ait pas de recours autour de soi, aussi bien pour un État que pour un individu. Tant que ce droit de la force subsistera, il n’y aura plus d’Europe et nous vivrons sous un perpétuel cauchemar.

C’était l’opinion du comte de Beust et le désir personnel du

  1. Je me rappelle parfaitement l’irritation qu’éprouvait encore le prince Gortchacow, lorsque cinquante ans après il faisait un jour devant moi allusion à ce souvenir.