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venons de voir que par suite des engagemens de la Russie avec la Prusse elle ne l’était plus guère ? Il est permis d’en douter. L’Europe aurait dû toutefois l’essayer, même dans son intérêt, pour prévenir la formation au centre du continent d’un État qui devait nécessairement devenir son maître.

Pour terminer ce chapitre fort délicat et l’éclairer entièrement par des témoignages formels, je me souviens d’une conversation que j’eus au commencement de novembre avec un homme d’État russe, conversation dont je fus assez frappé pour en informer confidentiellement la délégation de Tours dans ma lettre du 8 novembre. Par des circonstances particulières, ce personnage était à ce moment fort mal avec le prince Gortchacow, qui lui avait retiré sans motifs sérieux une grande ambassade[1], et il s’était toujours montré notre ami depuis quelques années. Je ne pouvais donc douter de l’impartialité de son témoignage sur la conduite des négociations que suivait le gouvernement de son pays. Je lui demandai donc, un jour où nous causions du triste état de nos affaires, s’il croyait qu’une démarche collective de la Russie, unie aux autres puissances, n’aurait pas été préférable aux recommandations individuelles de l’empereur au roi de Prusse ? « Oui, me dit-il, si l’Europe était en armes sur votre territoire, ou moralement unie pour vous défendre ; mais on sait à Berlin qu’elle ne l’est pas. Le roi a beaucoup d’amitié pour l’empereur. Il tiendra infiniment plus de compte à un jour donné des lettres de son neveu que de notes plus ou moins évasives signées Gortchacow, Granville, Beust ou Visconti Venosta ! » Bien que je me permette de ne pas partager absolument cette opinion, je dois reconnaître qu’elle est importante et que dans la bouche de mon interlocuteur elle avait une valeur toute particulière.

Cependant en France, on conservait quelques illusions sur les dispositions de l’Europe en notre faveur. Le bon accueil fait par les puissances à M. Thiers avait relevé quelques courages. On croyait, ou du moins on espérait une intervention en notre faveur, particulièrement celle de la Russie. Il en résultait un certain désarroi de l’opinion dont le télégramme suivant du 13 octobre, de M. de Chaudordy, était le reflet : « Veuillez nous envoyer, m’écrivait-il, les détails que vous connaissez sur les dernières entrevues de M. Thiers avec l’empereur et le prince Gortchacow. Les dépêches de M. Thiers nous laissent dans une complète incertitude à cet égard. Renseignez-vous en même temps sur les dispositions de la Russie. »

  1. Celle de Paris.