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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/944

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de la dépense. L’esprit s’est alourdi, épaissi. Ce sont des nuances difficiles à définir avec précision, mais qu’on sent avec vivacité. « En parcourant les mémoires et monumens du siècle de Louis XIV, écrit Chamfort, on trouve même dans la mauvaise compagnie de ce temps-là quelque chose qui manque à la bonne d’aujourd’hui.» Par suite les moyens de plaire et de recueillir l’applaudissement ont changé. « Au ton qui règne depuis dix ans dans la littérature, la célébrité littéraire me parait une espèce de diffamation qui n’a pas encore tout à fait autant de mauvais effets que le carcan ; mais cela viendra. » Le cynisme est à la mode ; le débraillé du langage accompagne celui des mœurs et s’accorde avec celui du costume. « On ne s’effarouche plus de rien, ni des soupers de Grimod de la Reynière, ni des exploits de Lauzun, ni des mots de Sophie Arnoul ; Rohan est cardinal et Mme Genlis professeur de décence ; faire scandale serait un tour de force. Les liaisons irrégulières s’affichent, les propos les plus scabreux se répètent à voix haute. Sous couleur de s’initier à la philosophie, les belles marquises dissertent avec Diderot et d’Alembert sur les organes de la génération ; la pudeur s’en est allée avec les autres superstitions d’antan, et la femme n’est plus, — ainsi le prince de Ligne baptise Mme de Coigny, qu’un « joli garçon » quelque peu mauvais sujet »[1]. Tout est permis pourvu qu’il s’offre avec l’attrait de la jouissance. Les sociétés vieillies sont en proie au tourment de l’ennui ; pour y échapper elles essaient de se donner l’illusion de l’activité ; sous la menace du temps qui les presse, elles veulent vivre vite et beaucoup, tout ensemble avec hâte et avec intensité. « Si on pouvait mettre ensemble les plaisirs, les sentimens ou les idées de la vie entière et les réunir en l’espace de vingt-quatre heures, on vous ferait avaler cette pilule et on vous dirait : Allez-vous-en. » Cette fièvre est signe de maladie et de décrépitude. Elle se déclare dans un organisme usé. C’est qu’en effet la vie de société à cette époque n’a plus d’objet. Elle a servi jadis à créer quelque chose : la politesse des usages, de la conversation et du style. Elle a servi aux écrivains pour les initier à certaines délicatesses du sentiment et leur enseigner le respect de leur plume. Elle a servi aux gens du monde chez qui elle a répandu d’abord le goût des choses de l’esprit et fait pénétrer ensuite le mouvement d’idées venu de la philosophie. Elle ne sert plus désormais à aucune fin distincte d’elle-même. Elle est a elle-même son propre objet. Elle ne tend qu’au plaisir. Elle est inutile et partant dangereuse.

Cette vie toute frivole et factice, qui sonne creux et sonne faux, a conservé encore assez de prestige pour attirer presque tous les écrivains du temps, façonner leur esprit, accaparer les ressources de leur talent. Rivarol n’est attentif qu’aux épisodes de sa royauté de salon et ne compte

  1. Le Breton, Rivarol, p. 20.