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calme et normal, quoique moralement fort troublé, nul ne sait après tout, ce que sera demain. Qu’adviendra-t-il dans des périodes plus troublées encore si, dès aujourd’hui, il suffit qu’un juge d’instruction « aiguille » — c’est l’expression dont on s’est servi dans un sens qui déplaît à M. le garde des sceaux, pour qu’il soit remplacé, et remplacé par un magistrat qui n’a aucun titre pour cela. Lorsqu’on songe aux pouvoirs exorbitans que possède chez nous un juge d’instruction et qui le rendent maître du secret des affaires, de la liberté, souvent de la fortune des citoyens, on est effrayé à la pensée que ces pouvoirs peuvent se trouver dévolus à un magistrat arbitrairement désigné, en dehors des conditions et des formes qui sont les seules garanties du justiciable. y a-t-il eu, dans cette affaire, simple légèreté de conduite, ou intention manifeste, de la part du garde des sceaux, de diriger lui-même, peut-être dans un sens politique, une instruction ouverte sur une affaire délicate où un certain nombre de parlementaires se trouvent mêlés ? Chacun est libre de résoudre la question comme il voudra, mais le fait qui lui a donné naissance n’en reste pas moins inquiétant.

L’inquiétude est d’ailleurs le sentiment qui domine dans la situation présente. Ce que l’on sait déjà du budget déposé par le gouvernement n’est pas propre à la faire cesser. La grande innovation de ce projet est l’impôt progressif sur l’ensemble du revenu. C’est bien, cette fois, la formule radicale dans toute sa rigueur. Tout le monde s’attend à ce qu’un pareil projet ne soit pas voté ; il est conçu dans des termes qui en rendront pour le gouvernement la discussion très difficile; mais, en attendant, celui-ci poursuit dans toute l’administration un travail de désorganisation qui s’est d’abord attaque aux personnes. et qui s’apprête à toucher maintenant aux choses elles-mêmes. Sous prétexte de faire des économies sur un point, non pas pour que le contribuable en soit allégé d’autant, mais pour faire des dépenses sur un point différent, et substituer, comme on l’a dit, un budget républicain à un budget monarchique, on s’apprête à compromettre la marche régulière des services publics, à faire violence aux habitudes des populations, à provoquer parmi elles un mécontentement qui retombera sur la République. Jamais le péril n’a été plus grand qu’aujourd’hui, et il tient uniquement aux hommes qui nous gouvernent. Ce sont leurs projets imprudemment annoncés, ce sont ceux qu’ils cherchent à dissimuler encore mais que tout le monde devine, qui entretiennent dans les esprits l’incertitude et la crainte du lendemain. Le mal une fois fait sera difficilement réparable, et le pays s’apercevra enfin de ce que lui coûte, quelque brève qu’elle aura été, cette expérience radicale à laquelle on s’est laissé entraîner avec une coupable insouciance. Tout le monde a le sentiment du danger, mais tout le monde n’ose pas l’avouer et prendre courageusement son parti. C’est le