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attention à ce genre d’argumens. Je confesse que Brutus n’a pas empêché la fondation de l’empire romain ; mais il a empêché César de le fonder, et il n’était pas indifférent que ce régime fût modelé par César ou par Auguste. Supposez qu’un coup de poignard eût tué Bonaparte le 18 brumaire ; n’y a-t-il pas apparence que notre histoire en eût été changée ? Si Louis XVI avait été plus ferme et plus intelligent, notre révolution aurait eu probablement une autre allure ; or, où était la nécessité que Louis XVI fût exactement ce qu’il a été ? La nature de l’homme, surtout de l’homme de génie, a quelque chose qui se dérobe à l’analyse et qui déconcerte les prévisions. Qu’est-ce que le génie on politique ? Pourquoi s’est-il rencontré un ministre tel que Richelieu pour gouverner la France sous Louis XIII et un roi tel que Frédéric II pour gouverner la Prusse au XVIIIe siècle ? Toutes ces questions demeurent pour le moment très obscures. On essaie bien parfois d’y répondre ; mais jusqu’ici, ces tentatives ont été vaines, et il est clair que la naissance, l’éducation, le milieu ne suffisent pas pour nous donner la clef des talens de Richelieu ou des capacités militaires de Napoléon. Aussi, de guerre lasse, se décide-t-on le plus souvent à nier l’importance historique des individus, même de ceux qui ont une personnalité fortement accusée et qui paraissent avoir été de grands conducteurs de peuples. On prétend que ces hommes viennent et s’en vont toujours à leur heure, qu’ils ne sont que l’incarnation des millions d’âmes qui les entourent et qu’ils se contentent de traduire en actes les aspirations vagues des populations. Mais ces assertions ne sont que des postulats, non des vérités, et, tant qu’elles ne seront pas passées à l’état d’axiomes indiscutables, il faudra reconnaître qu’il y a des choses inexplicables en histoire. C’est là le sort commun de toutes les sciences d’observation. Qu’il s’agisse de la vie, de la matière, des forces physiques, ou de l’âme humaine, nous nous heurtons perpétuellement au mystère. Un voile épais nous cache les causes premières des faits, et l’esprit le plus clairvoyant est impuissant à les découvrir. M. Fustel ne pouvait évidemment se flatter de l’avoir soulevé ; mais cette pensée ne le plongeait ni dans le découragement ni dans le scepticisme. Il était de ceux pour qui la conviction qu’un problème est insoluble équivaut presque à la certitude de l’avoir résolu, et je suppose que son esprit, foncièrement hostile aux spéculations oiseuses, se détournait sans peine d’un objet qu’il jugeait impossible d’éclaircir.


PAUL GUIRAUD.