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l’idée lui vint de la posséder en tout bien, tout honneur. Il lui fit des insinuations, de vagues ouvertures, qu’elle ne sembla pas comprendre. Ce qui le gênait, c’est qu’il était fier et qu’elle était riche ; elle possédait un revenu de 3 000 livres sterling ; il serait mort de honte si elle avait pu le soupçonner d’en vouloir à ses écus. Le hasard voulut qu’elle rencontrât dans un salon un jeune Italien fort agréable et qui chantait à merveille. Elle le prit en goût, lui et ses chansons, et dès lors l’infortuné septuagénaire connut toutes les mélancolies, toutes les douleurs, toutes les angoisses qui gonflaient le cœur d’Arnolphe. Il la mit en demeure de rompre avec Horace et se flatta un instant qu’elle lui ferait ce sacrifice. Pendant un séjour qu’elle fit à Brighton dans l’automne de 1777, il lui écrivait : « Que vous êtes loin de moi ! et que ne puis-je être auprès de vous ! J’aime à entendre rugir la mer et babiller ma maîtresse. »

Son illusion ne dura guère : « Madame, si j’entends bien votre lettre, vous êtes sur le point de vous marier ignominieusement. Moi qui vous ai si longtemps aimée, respectée et servie, je vous en conjure, avant que le dommage soit irréparable, souffrez que nous causions une fois encore. » Elle lui répondit : « Tant que vous n’aurez pas une meilleure opinion de M. Piozzi, nous ne nous reverrons pas. » Il s’abaissa aux supplications, demanda grâce : « Je soupire de tendresse… J’ai les yeux pleins de larmes. » Quinze jours plus tard, elle épousa son Piozzi et, avant la fin de l’année, le docteur dormait du sommeil éternel dans l’abbaye de Westminster. Elle vécut fort longtemps ; on assure qu’à quatre-vingts ans, elle dansait encore avec grâce.

Ainsi vont les choses, et telle est la fragilité de la raison humaine. L’homme qui se regardait comme le bon sens personnifié, et qui accablait les fous de ses sarcasmes, a fini par donner au monde un grand exemple de déraison, il a prouvé que les plus sages ont leur grain. Ses lettres à Mme Thrale font peine à lire. Malheur aux fous qui ne sont plus jeunes ! La sagesse consiste à ne dire des folios que dans l’âge où l’on est capable d’en faire. M. Craig affirme que, même dans sa jeunesse, Samuel Johnson n’en fit jamais. Cela se paie toujours.


G. VALBERT.