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il est malade et fou « par nature » ; sagesse et santé ne sont que d’heureux hasards sur lesquels il est absurde de compter. De là un retour à la politique de Hobbes. Taine, cependant, devait être de ceux qui favorisèrent le mouvement idéaliste, parce qu’il avait lui-même préparé la voie dans son beau livre de l’Intelligence. Il y a sans doute quelque vague en sa conception du « double aspect ». Est-ce le mouvement qui fait le fond du sentiment, ou est-ce le sentiment qui fait le fond du mouvement ? Taine flotte entre les deux doctrines, mais c’est en définitive à la seconde qu’il semble s’arrêter. Dans sa philosophie générale, il combine le positivisme avec une sorte de rationalisme logique et géométrique : le monde est le développement d’un axiome éternel, s’énonçant lui-même dans l’immensité, sorte de fiat sans bouche pour le prononcer ni oreilles pour l’entendre, verbe abstrait et cependant fécond. Quant à Ernest Renan, le vice intellectuel, — on dirait presque moral, — de ce haut esprit fut l’affectation d’un dilettantisme ironique qui était plutôt dans la forme que dans le fond de ses idées. Aimant plutôt à se dérober, il préférait à la pleine lumière l’indécision des nuances, tandis que Taine, avec son naturalisme doctrinaire, se plaisait à faire saillir des contours nets et des couleurs tranchées. L’un était plus dogmatique qu’il ne le paraissait, l’autre l’était moins. On a dit avec raison que l’un avait trop d’esprit de finesse, l’autre trop d’esprit de géométrie ; ni l’un ni l’autre ne donnaient pleine satisfaction aux tendances les plus élevées du génie national, qui ne s’accommode ni d’un idéalisme indéfini ni de réalités brutalement définies.

Par son livre hardi sur la Métaphysique et la Science, M. Vacherot avait appelé l’attention sur les grands problèmes. Cet ouvrage, dont la première édition parut en 1858, la seconde en 1863, résumait fidèlement l’esprit de l’époque : Dieu réduit à une sorte d’idéal incompatible avec l’existence, la réalité conçue comme une sorte de dieu immanent. C’était le panthéisme hégélien, sans la croyance qu’avait Hegel en la réalité suprême de l’esprit. La réalité et l’abstraction échangeaient leurs pôles : pour Hegel, la réalité était au sommet de la dialectique, dans l’esprit, et, l’abstraction était dans l’être pur du début ; pour M. Vacherot, c’est la perfection spirituelle qui est abstraite et c’est l’être imparfait qui est réel.

Au-dessous de Renan, de Taine, de M. Vacherot, — dont le naturalisme large renfermait tant de germes d’idéalisme, — Littré continuait de professer un positivisme rétréci, émacié, piteusement réduit à une moitié de lui-même, à la synthèse purement « objective ». Comment, dès lors, distinguer un tel système du