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lorsque je sortais du collège, j’ai lu des livres de magie, et pendant six mois j’ai étudié cela comme j’aurais dû étudier les mathématiques. Malgré toute mon ardeur à me plonger dans ce chaos de niaiseries, je n’ai jamais pu y trouver autre chose qu’un amusement d’esprit. Je vous cite la magie parce que les sorciers disent aussi des choses assez plausibles aux adeptes. Tout s’enchaîne assez bien lorsqu’on leur passe leur première pétition de principes. Je me montais assez l’imagination après un quart d’heure de lecture pour entrer tout à fait dans les idées de l’auteur, mais un quart d’heure après avoir posé le livre, je le tenais pour un fou et moi pour un imbécile. Il y a dans beaucoup de pierres gravées étrusques des combats d’hommes contre des griffons. Les griffons sont l’emblème de la folle du logis qui tourmente son maître ; mais le maître lui passe son épée au travers du corps, c’est-à-dire qu’il lui suffit d’un moment de raison pour oublier tout ce qui l’a étonné dans les heures de délire. Pour être heureux il faut avoir un grillon aimable (comme mon défunt chat Matifas) et ne pas s’apercevoir qu’il est griffon, c’est-à-dire un animal fantastique.

J’ai tant fait de romans autrefois que je n’aime plus maintenant que l’histoire. A propos d’histoire, je n’ai rien entendu dire au sujet des rumeurs dont vous me parlez. On a mis quelques placards assez niais dans les faubourgs sans qu’il en soit résulté quelque émotion. Les ouvriers se plaignent de la cherté des vivres et des logemens, mais ils ne disent pas qu’ils ont autant d’ouvrage qu’ils en veulent et que leur journée se paye le double juste de ce qu’elle valait il y a dix ans. Le renchérissement de la vie matérielle n’est pas en proportion avec celui de la main-d’œuvre. Les gens très malheureux sont les employés et les ouvrières qui font des chemises. Je n’ai guère de pitié que pour les femmes, mais j’en vois de pauvres vieilles qui me fendent le cœur. Parlons des belles dames qui portent des cages. On nous promet une lettre de la mère de Mme de S…, engageant sa fille à prendre bien des précautions et à éviter d’être surprise, « surtout la nuit ». C’est une des lettres qu’on lira au procès qui va s’instruire ces jours-ci à la diligence du mari. Adieu, madame, j’aurai l’honneur de vous écrire, si vous voulez le permettre, pendant ma petite tournée, lorsque je serai par trop triste. La pensée que vous voudrez bien me plaindre un peu me consolera et me donnera du courage. Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.