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pareil poison, c’est un pauvre antidote que la théophilanthropie de l’honnête La Revellière ! Et il ne peut pas empêcher davantage la probité personnelle de Carnot, de Gohier n’y suffira pas — que les agens de l’Etat, petits ou grands, voyant la concussion effrontément installée au pouvoir en la personne d’un des chefs de cet Etat, et du plus notable, ne se sentent par-là autorisés à trafiquer de leur fonction, comme ce Directeur vénal trafique de la sienne. Barras seul eût suffi, — même sans que d’autres immoralités, voisines et imitatrices de la sienne, l’eussent inconsciemment aidé dans son œuvre, — à exercer sur la société, sur les mœurs gouvernementales et administratives de son temps, et par là sur la conscience même du pays, la dissolvante influence qu’il semble bien qu’on lui puisse équitablement attribuer.

Il ne me plaît pas d’en dire ici plus long contre celui que M. Ernest Hamel qualifie d’homme « de sac et de corde », toujours prêt à se vendre au plus offrant. Je me dispenserai donc de montrer par quels procédés le gentilhomme ruiné des premiers temps de la Révolution se trouvait en mesure, sous le Directoire, de subvenir aux énormes dépenses du train fastueux qu’il menait, tant à Paris que dans son domaine princier de Grosbois. Je me contenterai d’adresser aux lecteurs qui voudraient être édifiés complètement sur ce point la recommandation de lire attentivement les explications que Barras donne sur ses louches relations avec l’envoyé de Venise Quirini[1], et avec l’agent royaliste Fauche-Borel[2]. Après avoir lu et pesé la valeur des argumens invoqués, — non sans adresse, — par Barras pour sa défense, les esprits impartiaux tireront telle conclusion qu’ils jugeront équitable.

Que Barras se soit engagé moyennant 700 000 francs à sauver la république de Venise, menacée par Bonaparte d’une subversion totale ; qu’il se soit laissé, moyennant douze millions, séduire à l’idée de préparer au prétendant Louis XVIII les voies d’une restauration, peu importe d’ailleurs. Un fait appartient sans contestation possible à l’histoire : c’est que le gouvernement directorial a donné au moins dans la personne d’un de ses membres, — si

  1. Mémoires de Barras, t. III, p. 93 à 95. Sur cette affaire, voir les conclusions — accablantes pour Barras — de M. Ludovic Sciout, dans son savant ouvrage sur le Directoire, t. II, p. 388 à 392. Voir aussi l’Histoire du Directoire constitutionnel, publiée en l’an VII par Carnot-Feulins.
  2. Mémoires de Barras, t. III, p. 494 à 509. — Sur l’affaire Fauche-Borel, voir les Mémoires de Gohier, t. II, p. 326 à 331. — Dans un article sur les Bourbons et la Russie (Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1885), M. Ernest Daudet déclare qu’il a entre les mains des documens inédits prouvant que Barras a été acheté par Louis XVIII, pendant le séjour du prétendant à Mittau, en 1798. — Voir enfin, dans l’Histoire de la République sous le Directoire, p. 187 et 188, ce que M. Ernest Hamel dit des origines de la fortune de Barras.