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c’est le mobile éternellement puissant de l’intérêt. Le théâtre se renouvelle et des acteurs différens s’y succèdent ; mais ce sont toujours les mêmes passions qui les font agir. Le cœur humain est le même dans les aristocraties et dans les démocraties, dans les cours et dans les parlemens. Aussi les reviremens diplomatiques ne se comprennent-ils qu’à la lumière de la psychologie, non de celle qu’on étudie dans les livres, mais de celle qu’enseigne la vie. Pour la même raison, il est essentiel de connaître le caractère des personnages qui se trouvent en présence. Ce n’est pas ici le jeu d’instrumens anonymes obéissant à des puissances aveugles. L’historien diplomate doit être un connaisseur des hommes et un peintre des caractères. C’est aussi bien le mérite éminent de M. le duc de Broglie. Les figures de Frédéric, de Marie-Thérèse, de Louis XV, partout présentes dans le récit, le dominent et s’y enlèvent en plein relief. Ou plutôt elles s’y dessinent à mesure et suivant que les événemens en mettent en lumière un trait nouveau. Nous démêlons peu à peu la complexité du caractère, de l’humeur, des instincts, du tempérament et nous voyons la physionomie se modifier avec le temps. Nous distinguons pour combien a pesé dans la balance l’impétuosité d’un Belle-Isle ou la lenteur d’un maréchal de Broglie. Ce n’est pas seulement la perspicacité de Kaunitz, l’élégante médiocrité du duc de Nivernais, c’est la maladresse d’un agent subalterne ou l’insuffisance d’un comparse dont nous apprécions les effets. Cela même fait l’intérêt humain de ce genre d’histoire.

Toutes les fois que des individus sont aux prises, et dans tout problème dont les passions humaines sont les facteurs, on sait assez qu’il n’est pas de solution mathématique et qu’il n’y a pas de place pour l’absolu. De là vient que la diplomatie n’est pas objet de science. « La diplomatie est par excellence le domaine de la pratique et de l’expérience ; nul terrain n’est plus rebelle à la théorie. C’est un art bien plus qu’une science : on y recherche moins la direction logique des idées que la justesse du coup d’œil ou les ressources variées d’une intelligence souple et pénétrante. » Ce qui est vrai pour le ministre chargé de conduire une affaire, ne s’applique pas moins exactement à l’écrivain désireux d’en retracer les phases. Il n’en saurait avoir qu’une intelligence imparfaite, s’il n’a pas été témoin des démentis que donnent les faits aux prévisions et la pratique à la théorie. Ce qu’il doit connaître, c’est précisément la souplesse de la vie et comme elle échappe à une étroite et inflexible logique. Cette connaissance, la lecture la plus attentive des documens ne la lui donnera pas, et il ne la trouvera pas dans le fond des bibliothèques. Celui donc qui n’aura vécu que dans les livres et manié que des textes, eût-il d’ailleurs les plus rares qualités d’érudit ou de penseur, il lui manquera toujours un certain degré de pénétration qui ne s’acquiert que par l’expérience.