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dégagé de toute figure corporelle, de toute chair et de toute sexualité, l’amour s’élève au-dessus de l’attache à la créature, jusqu’au désir et au regret du bien souverain et absolu. Dove andro senza il mio ben ? chante l’Orphée italien sur le cadavre d’Eurydice. « Où irai-je sans mon bien ? » Voilà le fond et la totale synthèse du sujet et du chef-d’œuvre. Que ce soit un époux ou une épouse expirée, que ce soit la joie des yeux ou la volupté des sens, que ce soit un être ou que ce soit une croyance, un sentiment évanoui, c’est son bien, tout son bien, que pleure, en les trois strophes immortelles, l’âme qui le possédait et ne saurait se consoler parce qu’il n’est plus.


On pouvait tout espérer de Mlle Delna dans Orphée. Elle a donné moins qu’on n’espérait ; elle a cependant donné beaucoup. Elle porte avec aisance, non sans noblesse même, un costume drapé longuement. Il a paru trop féminin, je ne sais pourquoi. N’est-ce pas le vrai costume du citharède, du prêtre d’Apollon, appelé par Virgile, conformément à la tradition grecque, « le prêtre thrace à la longue robe, Threicins longâ cum veste sacerdos[1].  » Triste, tendre, touchante, Mlle Delna fut tout cela. Que ne fut-elle plus énergique et farouche ? Pourquoi cette voix qui fond les cœurs ne les a-t-elle pas fendus ? En maint passage consacré parle génie de Mme Viardot, nous attendions l’accent qui perce et déchire, ce que Lacordaire appelait le glaive froid du sublime. Le glaive n’a pas frappé. Monteverde se plaignait que la musique avant lui n’exprimât que la tristesse et la paix, mais non pas la violence douloureuse. On peut adresser à Mlle Delna ce reproche, ou ce regret. Et puis s’est-elle assez rendu compte qu’à la parfaite interprétation d’un tel vole, la nature, l’instinct — même génial — ne suffit pas ? Il y faut une éducation esthétique, une culture intellectuelle qu’on ne peut sans doute exiger d’une enfant de vingt ans, mais qu’on ne saurait trop lui recommander d’acquérir.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir : Monumens grecs relatifs à Achille, par M. F. Ravaisson, membre de l’Institut ; Paris, Imprimerie nationale, 1895.