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ce pays, chariots à hautes roues attelés de quatre bœufs (in helice vertus, quattuor bobus simpliciter trahentibus)…

En France, en Allemagne, dans d’autres contrées encore, on n’eut que des cris de stupeur et d’indignation à ces nouvelles d’un successeur des apôtres commandant des armées, enlevant des places fortes, donnant la chasse à une femme, à une veuve, qui défendait l’héritage de ses enfans. Les faiseurs de pamphlets et de caricatures eurent libre carrière à Paris ; le jeune Ulric de Hutten, bientôt après, ameutait l’opinion sur les bords du Rhin par sa Descriptio Julii II et nombre d’épigrammes mordantes ; Pierre Martyr écrivait d’Espagne que les cheveux se dressaient sur sa tête (cristæ mihi præ horrore riguerunt) à la lecture de certaines bulles du Rovere. Le sentiment fut tout différent de ce côté des Alpes, dans le doux pays dove il si suona. Quelques méchantes langues à Rome — la cité éternelle n’en a jamais manqué, — avaient beau dire que « le pape avait jeté les clefs de saint Pierre dans le Tibre, pour ne garder que l’épée de saint Paul[1] ; » les patriotes italiens, les poètes, les humanistes, portèrent aux nues le soldat en tiare « qui rendait au Latium son antique honneur, sa liberté si longtemps foulée aux pieds par les barbares[2]. » À ce Latium à la fois raffiné et énervé, le vieillard tonsuré et armé du glaive apparut comme une grande figure biblique, comme un second Moïse, — un pontefice terribile, dans lequel on ne trouvait à reprendre que… la barbe : depuis Etienne Ier, depuis le IIIe siècle, Rome n’a jamais connu, prétendait-on, que des papes au visage glabre !… On est vraiment étonné de l’importance que les hommes d’alors ont attachée à ce détail de toilette, de la grande place que la barbe du Rovere tient dans les dépêches et écrits du temps. Diplomates et chroniqueurs en parlent d’abondance, y reviennent sans relâche, et commentent « l’événement » sur tous les tons. Cette barbe, décidément, a fait sensation, a fait scandale : après la mort de Jules II, son propre concile de Latran ne manquera pas de rappeler à tous les membres du clergé l’obligation canonique du rasoir[3]… Comment la critique allemande ne s’est-elle pas encore avisée de chercher dans

  1. Vers du Pasquino. Roscoe, Léon X, II, p. 85.
  2. Jo. Antonii Flaminii Ad Julium II. Carmina III. Poetarum. Ital., IV, 357.
  3. Séance IX du Concile de Latran, 5 mai 1514. — Léon X et Adrien VI eurent le menton rasé. Après le sac de Rome, Clément VII laissa pousser sa barbe on signe de deuil et fit publier un traité sur le sujet par Valerianus : Pro sacerdotum barbis. Depuis lors, beaucoup de pontifes ont porté la barbe apôtre. Paul V Borghèse fut le premier à porter une barbe Henri IV. A partir de Clément XI jusqu’à nos jours, les papes n’ont plus eu de barbe. J’emprunte la plupart de ces détails à Moroni (s. v. barba), qui me semble l’autorité par excellence en la matière. Avant de devenir l’estimable érudit que l’on sait, auteur d’un volumineux dictionnaire ecclésiastique, le bon chanoine a, pendant de longues années, fait la barbe au pape Grégoire XVI.