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manufactures. « Toute l’Europe s’en mêle, et si nous n’y allons pas, me disent des industriels français, la place sera prise par d’autres : c’est à qui, en Europe, va s’efforcer de créer en Chine des industries rivales des nôtres… »

Un autre s’exprimait ainsi :

« Depuis des années, l’Europe semble s’être appliquée à développer dans le monde entier, avec ses capitaux, une population industrielle qui produise plus que nous à meilleur marché. » Que n’ont pas tenté déjà les Anglais à Shanghaï ? Des Européens qui ont réalisé là-bas de grandes fortunes en commençant par faire venir d’Europe du charbon, des navires, etc., ont construit à présent des filatures, et, changeant de rôle, vendent des produits que fabriquent pour eux les Chinois. Aussi entendons-nous prédire de tous côtés un grand avenir à Shanghaï. Le Times voit dans ce beau port, où les Européens ont si bien su mettre à profit la main-d’œuvre indigène, le Manchester et le Liverpool de l’extrême Orient. M. H. Norman déclare qu’il se présente à première vue au voyageur sous un aspect plus imposant que New-York et San Francisco. Je le veux bien, mais, s’il en est ainsi, que deviendront les Manchester et les Liverpool du vieux monde, quand les Yokohama, les Shanghaï et les Bombay, sans parler des Chicago, des Melbourne et tant d’autres cités immenses et nées d’hier, et créées par nous, auront pris tout à fait leur place ?

Il n’est guère besoin de savoir lire entre les lignes pour deviner les appréhensions qu’éprouvent, pour le commerce de leur pays, les représentans étrangers qui ont quelque expérience et qui réfléchissent. Les impressions de M. Hannen, consul général d’Angleterre à Shanghaï, invoquées par M. de Brandt à l’appui de son opinion, sont décisives ; il voit les filatures chinoises s’élever autour de lui comme par enchantement, et Shanghaï devenir non plus un port seulement et une magnifique escale, mais un grand centre industriel qui fera tort à ceux du Lancashire, « la Chine pouvant produire à bien meilleur compte à cause de la dépréciation de l’argent. » Et il faut tenir compte de l’extrême réserve qui s’impose à des agens dont les rapports sont publiés. Non seulement ils sont tenus à beaucoup de ménagemens concernant le pays de leur résidence, mais ils doivent aussi et par-dessus tout éviter les conclusions trop pessimistes, trop personnelles. Allemands, Anglais ou Français, à quelque nationalité qu’ils appartiennent, les fonctionnaires ne vont pas volontiers jusqu’au bout de leur pensée ; ils craignent de heurter l’opinion courante, ou simplement celle de leurs chefs, et de s’exposer à quelque disgrâce en signalant, avant l’heure où tout le monde les entrevoit, des dangers nouveaux qu’ils pressentent.