Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/734

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que déjà l’abbé d’Estrades, ambassadeur de France à Turin, écrivait à Pomponne : « Ce prince est naturellement caché et secret ; quelque soin qu’on prenne de savoir ses véritables sentimens, on les connaît difficilement, et j’ai remarqué qu’il fait des amitiés à des gens pour qui je sais qu’il a de l’aversion[1]. » L’éducation qu’il reçut devait encore fortifier chez Victor-Amédée ce penchant naturel au secret, et les tristes spectacles dont son enfance fut témoin, durant la régence de sa mère, firent, pour lui, de la dissimulation une nécessité et presque un devoir.

Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours, dite, dans l’histoire de Savoie, Madame Royale, est encore un personnage que nous retrouverons, car une tendre affection devait l’unir plus tard à la duchesse de Bourgogne, qui semble l’avoir préférée à sa propre mère. Elle était fille de ce duc de Nemours, de la maison de Savoie, qui fut tué par son beau-frère, le duc de Beaufort, dans un duel célèbre. Sa jeunesse s’était écoulée à la cour d’Anne d’Autriche, au milieu des aventures galantes de la Fronde. Mariée à son cousin Charles-Emmanuel, elle n’avait pas quitté sans regret le pays où elle avait été élevée, et auquel elle demeura toujours attachée. Il fallait qu’elle eût du charme, car elle y laissait et y conserva toujours des amies fidèles, entre autres la comtesse de la Fayette. Cette amitié a même valu à la pauvre comtesse d’assez injustes attaques. Mais il faut convenir que pour une aussi discrète personne que Mme de la Fayette, Madame Royale était une amie un peu compromettante.

Tenue par son mari à l’écart de toute influence, et outrageusement délaissée, Madame Royale, quand elle se trouva veuve et régente, eut le tort de prendre une double revanche. Elle s’empara du pouvoir avec avidité, et ne parut dominée que par une idée : celle de le garder le plus longtemps possible. Loin d’associer progressivement son fils à l’autorité qu’elle exerçait en son nom et qu’elle devait lui restituer un jour, Madame Royale le tenait systématiquement dans l’ignorance de toutes les affaires, et l’abandonnait aux mains de personnages subalternes qui veillaient à peine sur lui. Tous les jours, à une certaine heure, son gouverneur l’amenait baiser la main de sa mère, et c’était le seul échange de caresses qu’il y eût entre la mère et le fils. Elle réservait ses tendresses pour d’autres, et se vengeait tardivement des dédains dont sa réelle beauté avait été l’objet. « Il y a peu de princesses au monde, dit l’auteur anonyme d’une

  1. Dépêche citée par G. de Leris dans son Etude historique sur la comtesse de Verrue et la cour de Victor-Amédée II de Savoie, p. 14.