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raconte, et il les juge d’après les vues quelque peu étroites d’un doctrinaire de 1830. Il a dans sa tête un certain idéal de gouvernement, celui-là même qu’il essaya de réaliser, et il distribue l’éloge ou le blâme entre les divers régimes dont il parle, suivant qu’ils s’en rapprochent ou qu’ils s’en éloignent.

M. Fustel de Coulanges a constamment lutté contre cette tendance, et il a prouvé par son propre exemple qu’on pouvait éviter ce travers. Il n’avait pas de croyances religieuses ; personne cependant n’a mieux saisi que lui l’esprit des religions antiques, et un écrivain catholique qui lui est peu favorable, M. Kurth, reconnaît qu’il a eu « le sentiment très profond de la place qu’avait l’Eglise dans la vie des hommes de l’époque mérovingienne. » Ses papiers inédits nous révèlent qu’il avait, tout comme un autre, ses préférences politiques ; mais il n’en laissait rien transpirer dans ses livres, et il serait malaisé de deviner, en le lisant, s’il était monarchiste ou républicain, libéral ou autoritaire. On objectera peut-être que ses travaux se sont portés sur des siècles fort lointains, pour lesquels l’impartialité est facile, et que sa sérénité aurait sans doute été moindre s’il les avait conduits jusqu’au XVIIIe siècle et à la Révolution. Je suis persuadé, au contraire, qu’il l’aurait gardée tout entière ; chez lui, en effet, le souci de la vérité primait tout le reste. En plein siège de Paris, il eut assez d’empire sur lui-même pour se rendre compte que cette ambition allemande, dont nous souffrions tant alors, avait des précédons dans notre histoire, et que Louvois avait d’avance excusé Bismarck[1]. Quelques mois après, M. Thiers lui demanda d’écrire le récit de la guerre de 1870. À ce moment, tout le monde répétait en France que la responsabilité de celle guerre retombait tout entière sur Napoléon III et son entourage ; en tout cas, l’intérêt de parti voulait que cette thèse prévalût. M. Fustel se mit immédiatement à l’œuvre, et, quoiqu’il ne fût pas bonapartiste, il se convainquit que la guerre, obstinément souhaitée et préparée par la Prusse depuis 1815, avait pour auteur véritable M. de Bismarck ; du coup, il dut renoncer à la tâche dont M. Thiers l’avait chargé dans une tout autre intention.

Pour être un bon historien, ce n’est pas assez de s’abstraire de ses opinions ; il faut encore entrer dans les sentimens des hommes qu’on dépeint et se faire une âme pareille à la leur. Le précepte n’est point nouveau, puisque Tite-Live s’efforçait déjà de l’observer ; mais nul ne lui a donné autant de rigueur que M. Fustel de Coulanges. Rencontre-t-il dans les documens un trait de

  1. Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1871.