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succès. Mais combien y en a-t-il parmi les grands hommes dont l’action a été néfaste et qui ont fait dévier l’humanité de la voie du progrès, de l’amélioration et de l’adoucissement ? — Et enfin ne savons-nous pas où aboutit d’ordinaire l’optimisme, et que les effusions du sentiment ont coutume de se résoudre en un furieux déchaînement de brutalité ?

Mais c’est uniquement au point de vue de l’histoire des lettres que je me place. Je demande quel secours les procédés de Carlyle peuvent apporter à la critique. C’est Carlyle qui se charge de répondre ; il a soin de nous mettre en main le fil qui doit nous conduire dans cette recherche. Aux premières pages de son livre, il prend violemment à partie ceux qu’il appelle les « petits critiques ». Il est instructif de voir ce qu’il leur reproche, et ce qui leur vaut de sa part un si âpre dédain. « Cet âge, s’écrie-t-il, nie l’existence des grands hommes. Montrez à nos critiques un grand homme, un Luther par exemple ; ils commencent par ce qu’ils appellent : « l’expliquer ; » non l’adorer, mais prendre ses dimensions — et découvrir que c’est une petite sorte d’homme. Il a été la création du Temps, disent-ils. Le Temps l’a appelé, le Temps a tout fait, lui rien — que nous, les petits critiques, n’eussions pu faire aussi. » Expliquer !… Voilà ce qui est criminel et quasiment impie. Rattacher l’éclosion du génie aux circonstances qui l’ont accompagnée, montrer comment le grand homme est dans la dépendance du temps où il est venu, de l’époque où il s’est développé, du milieu qui a en partie déterminé sa formation, quel égarement d’une fureur iconoclaste ! Les critiques s’efforcent de comprendre et de faire comprendre ; c’est en quoi éclate la médiocrité de leur esprit. La petite critique est petite en ceci, qu’elle essaie de faire de la clarté. Faire de l’ombre, tel sera donc par contraste l’office de la Grande Critique. Elle s’emploiera à obscurcir les questions, à embrouiller ce qui passait pour être simple, à embrumer ce qui semblait clair, à noyer dans un flot de ténèbres les faibles lueurs dues à l’effort de l’intelligence et de la raison. Obscurcissez ! disait le rhéteur antique. On ne peut nier que le système de Carlyle et de ses disciples ne soit merveilleusement approprié à cet effet.

Le mysticisme est au fond même de la doctrine… La nature est surnaturelle. Tout y est miracle. Événemens, êtres, choses, sont des apparitions. Et ce sont des apparences. Rien n’est vrai que le mystère. Rien n’est réel que l’invisible. Parfois une porte s’ouvre sur le mystère, l’invisible se manifeste à nous : ce sont les rares instans, les momens héroïques de la vie. La plupart des hommes se contentent des apparences, s’en tiennent aux semblans et aux formes : l’homme de génie pénètre jusqu’à l’Essence, jusqu’à la pensée divine qui y est incluse. Cela même le caractérise. « Il est, aux termes de Carlyle, celui qui vit