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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/941

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adéquate à la pensée, on fait ici exactement le contraire. Le fatras est de l’essence même du genre.

Je vois bien quels sont les avantages de cette sorte de critique. Il est infiniment séduisant de songer qu’on va découvrir la vérité tout d’un coup. Plus les questions sont complexes, et plus il est agréable d’entrer immédiatement en possession du mot qui suffit lui seul à les résoudre. En outre, quand les choses nous sont annoncées d’une certaine manière, avec cette attitude et ce ton qui en font accroire, elles nous trouvent tout prêts à être dupes. Ce sont prestiges contre lesquels nous ne nous défendons qu’au prix d’un effort. C’est presque à contre-cœur et à regret que nous découvrons une banalité sous une énigme ou le néant dans une prédiction. Je ne songe guère à contester ce qu’il y a chez Carlyle de génial, et je n’essaie pas de diminuer la portée de son œuvre. Pourtant quand il m’arrête pour me déclarer qu’il s’élève de Shakspeare un psaume universel, ou quand il proclame que Shakspeare est plus grand que Mahomet, je ne puis m’empêcher de soupçonner que cela ne veut rien dire. De même Emerson nous révèle que Platon fut un philosophe et que Swedenborg était mystique ; mais cela avait été déjà dit. Il découvre que Napoléon eut les qualités de l’homme d’action ; on s’en doutait bien un peu. Il signale pareillement chez Gœthe les dons de l’écrivain. Une crainte me vient : j’ai peur que le Truisme, fût-il orné d’une majuscule, ne reste le truisme. Et cela, encore une fois, ne m’empêche pas d’admirer comme il convient le livre des Héros ou celui des Sur-Humains. J’en goûte vivement l’élan lyrique, l’accent d’émotion et de ferveur religieuse ; je les mets en bonne place parmi les livres inspirés ; je me refuse seulement à y apercevoir quoi que ce soit qui puisse servir de fondement à la critique.

Car il faut d’abord que la critique repose sur un principe. Il lui faut un élément d’appréciation, qui ne varie pas d’un individu à l’autre, mais sur lequel tout le monde puisse s’accorder. Or l’intuition n’est pas seulement le procédé le plus aventureux, échappant à tout contrôle et défiant toute direction ; il faut appeler les choses par leur nom et ne pas nous en laisser imposer par la magnificence des termes dont on se sert. Quand on parle d’intuition, ce n’est qu’un autre nom qu’on donne à la fantaisie. On peut bien nier que la critique doive expliquer, classer et juger. Mais on ne peut, quand on fait de la critique, éviter d’expliquer, de classer et de juger. C’est aussi à quoi s’emploient Carlyle et Emerson. Seulement nous n’apercevons pas d’abord ce qui les dirige. Pourquoi ont-ils choisi ces héros plutôt que d’autres, et pourquoi les héros de l’un ne sont-ils pas toujours les surhumains de l’autre ? Pourquoi voyons-nous figurer dans cette galerie les noms les plus inattendus ? Pourquoi « canoniser » Burns et Johnson à l’égal de Dante et de Gœthe, et pourquoi le seul Rousseau dans toute la littérature française ?