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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/943

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de goût une part d’instinct ; mais c’est en diminuant cette part que nous diminuons à proportion les chances d’erreur. Il est facile encore de céder à son plaisir et nous ne demanderions pas mieux que de nous abandonner à nos préférences personnelles ; la difficulté commence quand il faut s’en affranchir. L’enthousiasme irréfléchi n’a pas plus de signification et de portée que le dénigrement passionné. L’admiration n’a de vertu qu’autant qu’elle s’appuie sur des motifs et qu’elle est éclairée par la raison. Remettre la critique à la merci de l’intuition et de l’instinct, c’est le bon moyen pour qu’elle cesse d’être cela même sans quoi elle n’a plus de raison d’être : un instrument de précision ayant sa valeur en soi. La critique prophétique vaut ce que vaut le prophète. C’est bien pourquoi il est fâcheux qu’elle se recommande de l’exemple d’un Carlyle et d’un Emerson ; le danger serait moins grand si elle n’avait pour elle que l’autorité d’Ernest Hello, ou peut-être aurait-il suffi pour la discréditer du costume dont notre Barbey l’a fantastiquement accoutrée. Aujourd’hui ce n’est pas d’hiérophantes que nous manquons ; la foule n’a pas cessé de se rendre à l’appel de tous les thaumaturges ; elle court chez la dernière qui s’est donnée pour voyante. Ce dont nous avons besoin c’est d’esprits équilibrés, amis du vrai, fuyant comme la peste l’outrance, la prétention et les contorsions, c’est d’hommes sensés et prudens faisant modestement une tâche limitée. Pour ce qui est de la critique, si elle est soucieuse de son lendemain, désireuse de pousser sa marche en avant, ou tout au moins de conserver les positions acquises, c’est donc qu’elle continuera de mettre sa confiance dans les « petits critiques » et qu’elle se refusera énergiquement à suivre dans leurs voies périlleuses les Grands Critiques, — assembleurs de nuages.


RENE DOUMIC.