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sans cesse harcelé d’interpellations : la vérité est que pendant près de quatre mois, le ministère Bourgeois a eu la vie la plus douce que jamais gouvernement ait eue chez nous. On voulait le voir à l’œuvre ; on semblait craindre de le renverser trop vite, et encore plus d’en montrer l’intention sans être sûr de pouvoir la réaliser. Il déjouait avec une facilité élégante les très timides manœuvres parlementaires que quelques indépendans esquissaient contre lui. Il donnait par-là une illusion de solidité dont il profite encore. Pourtant, il sentait de plus en plus le terrain manquer sous ses pas, et, au dernier moment, il a laissé paraître une impatience fébrile de voir les Chambres se mettre en congé le plus tôt et le plus longtemps possible. Il était évident, pour lui comme pour tout le monde, que si la session durait huit jours de plus, il était perdu. Ses adversaires l’avaient entamé par tous les côtés et ne le lâchaient plus. Une première fois, nous l’avons dit, la Chambre a été sur le point de clore sa session sans que le gouvernement se souvînt des crédits de Madagascar. Après les interpellations sur la politique extérieure, il a fait voter ces crédits par la Chambre au pied levé, mais il a complètement oublié que le Sénat devait les voter à son tour, et il a pris part lui-même au scrutin par lequel la Chambre s’ajournait au 19 mai. Le Sénat a vu là un nouveau manque d’égards. Il semblait que le gouvernement escomptât son vote, ou qu’il eût une fois de plus l’intention de s’en passer. Qu’adviendra-t-il pourtant si le Sénat ne vote pas les crédits ? Qu’adviendra-t-il si même il les diminue ? On peut être certain qu’il fera l’un ou l’autre, et nous lui conseillons de prendre sans hésiter le premier parti. En attendant, il s’est mis en vacances, mais au lieu de décider, comme la Chambre, qu’il reviendrait le 19 mai, il a choisi la date plus rapprochée du 21 avril. On verra une situation sans précédent, le Sénat réuni et fonctionnant en l’absence de la Chambre. Pendant près d’un mois, le Sénat occupera seul la scène ; il pourra interpeller le gouvernement à son gré, et celui-ci, s’il est battu au Luxembourg, n’aura plus la ressource de courir au Palais-Bourbon pour faire répandre du baume sur ses blessures et se déclarer miraculeusement guéri. Le Sénat enfin pourra refuser les crédits de Madagascar. De même que le canon est la dernière raison des rois, le refus des crédits est la dernière raison des assemblées dont les autres votes sont tenus pour négligeables. C’est le seul moyen qu’elles ont de se faire respecter, mais il est efficace.

On assure que les crédits de Madagascar ne sont pas immédiatement indispensables et que le gouvernement peut s’en passer pendant quelques jours encore. Tant mieux ! Cela mettra le Sénat plus à l’aise pour déclarer tout de suite sa volonté, et laisser à M. Bourgeois le temps de prendre ses propres résolutions en conséquence. Si le ministère a un éclair de bon sens politique, de désintéressement personnel et de patriotisme, il comprendra ce qu’il doit faire. Il a tendu et faussé assez