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concert Lamoureux, ou plutôt au concert Colonne, demeuré le plus populaire. Allez vous asseoir en haut, tout en haut, au « paradis », — le mot est juste, car c’est bien là que sont les plus heureux, — voyez-les écouter, comprendre, applaudir, et dites si pour le peuple qui pendant six jours travaille et peine, la musique ne fait pas encore maintenant du septième jour un jour de magnificence.

De ces jours-là peut-être le peuple sait mieux que nous profiter et jouir. Le véritable et, comme on dit, le « bon » public, le public unanime, que la musique rassemble dans l’attention et l’émotion commune, ce n’est pas celui des représentations mondaines, mais des représentations populaires. C’était un humble auditeur, un ignorant, presque un ouvrier, dont je fus le voisin l’an dernier au concert du Châtelet. On jouait le Roméo de Berlioz : Nuit sereine. — Le jardin des Capulets silencieux et désert. Vous souvient-il de l’admirable page ? Les premiers accords s’élevaient, les beaux accords flottans. J’entendis une voix étrange, un peu tremblante, lire à côté de moi ces deux seuls mots du programme : « Nuit sereine. » Je regardai l’homme et, rien qu’à voir comme il écoutait, je sentis que dans son aine et jusque dans son sang, peut-être brûlé par les veilles laborieuses, se répandait la fraîcheur et la sérénité de la nuit. En sortant ce jour-là du Châtelet, je rêvais à ce que pourraient être, au sens idéal du mot, des concerts de charité : concerts donnés vraiment pour les pauvres, en leur présence et en leur honneur ; au lieu de l’aumône d’argent, l’aumône de beauté. Et je me demandais s’il serait impossible de leur découvrir, ne fût-ce que pour une heure, des conformités profondes entre l’art et la vie, leur vie à eux, entre les belles œuvres et les grands devoirs ou les grandes vertus. Des plus divines paroles, fût-ce du Sermon sur la montagne, j’entrevoyais, pour ceux-là justement auxquels il fut prêché, la possibilité d’une exégèse musicale. Oui, par la musique même toute béatitude leur serait annoncée. Heureux les simples, leur dirait Haydn. Heureux, leur chanterait Mozart, heureux ceux qui ont le cœur pur. Et, de sa voix héroïque et douloureuse. Beethoven leur crierait : Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. Mais d’abord, et pour les initier, il est un chant, un appel admirable, que je voudrais leur faire entendre : celui d’un vieux maître allemand, de ce Heinrich Schütz que plus haut nous avons cité. Venite ad me, omnes qui laboratis. Voilà peut-être le plus ancien, en tout cas l’un des plus émouvans chefs-d’œuvre de la musique sociologique. Là, pour la première fois, et pour jamais, il semble que le génie d’un homme se soit lié envers tous les hommes par