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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/219

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avons de l’espace derrière nous… Il faut à l’empereur Napoléon des résultats aussi prompts que ses pensées sont rapides : il ne les obtiendra pas. Nous laisserons notre hiver faire la guerre pour nous. Les Français sont braves, mais moins endurans que les nôtres ; ils se découragent plus facilement… Je ne tirerai pas l’épée le premier, mais je ne la remettrai que le dernier au fourreau. Je me retirerai au Kamtchatka plutôt que de céder des provinces ou de signer dans ma capitale conquise une paix qui ne serait qu’une trêve… »

L’empereur écoutait avec une attention étonnée, et tout à coup, « comme si le voile de l’avenir se fût déchiré devant ses yeux, il parut ému, frappé jusqu’au fond de l’âme. » Pour faire diversion à ses perplexités et se remettre de son saisissement, il changea de propos, parla de choses indifférentes. Il fit au duc de Vicence mille questions sur la société russe, se fit conter les intrigues des salons, les amours. « Sumus belle curiosi », aurait-il pu dire comme Cicéron, qui aimait passionnément les ragots et à qui Célius écrivait : « Je suis bien aise qu’un homme de ton rang, un proconsul victorieux, arrête les gens au passage pour leur demander avec quelle femme un tel a été surpris. » Le visage de l’empereur, qu’amusaient les aventures d’alcôve, s’était subitement adouci ; il remercia le duc de Vicence de son zèle, de son dévoûment ; il racheta ses incartades par des paroles obligeantes.

Le duc, qui n’était pas venu chercher des complimens, le ramena à la grande question : « Vous vous trompez, sire, sur Alexandre et les Russes ; ne jugez pas leur armée d’après ce que vous l’avez vue après Friedland, effondrée et désemparée. Menacés depuis un an, ils se sont préparés et affermis ; ils ont calculé toutes les chances, même celles de grands revers, ils se sont mis en mesure d’y parer et de résister à outrance. » Napoléon convint que les ressources de la Russie étaient grandes ; mais qu’étaient donc les siennes ? Et renvoyant la balle, il passa ses armées en revue, comptant les bataillons, les escadrons, les batteries, les divisions, les corps. Il les appelait, il les voyait, il les faisait défiler devant lui, et son cerveau se prenait. La parole vibrante, l’œil en feu, il semblait dire : « Est-il rien d’impossible avec tant d’hommes et de tels hommes ? » Caulaincourt s’était flatté un instant d’avoir gagné sa cause ; il revint de son illusion quand Napoléon lui dit : « Bah ! une bonne bataille fera raison des belles déterminations de votre ami Alexandre et de ses fortifications de sable… Il est faux et il est faible. — Il est opiniâtre ; il cède facilement sur certaines choses, mais il se trace en même temps un cercle qu’il ne dépasse point. »

Le jour tombait, l’ombre envahissait la salle, et Napoléon ne se lassait pas de questionner et de discourir. Il s’était mis à expliquer sa politique. Sautant d’un sujet à l’autre, il se perdait dans les digressions et semblait chercher à dérouter son interlocuteur ; puis tout à coup,