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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/308

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« Que même le cri d’angoisse qui s’échappe de la poitrine devienne de la musique pour l’oreille ! » disait Geibel : et il y a là en germe toute une esthétique, tout ce qui fut l’esthétique de la plupart des poètes allemands pendant quarante ans. L’expression belle, le son verbal harmonieux, l’image qui soit une parure, il n’est pas question d’autre chose ; il n’est question ni de l’idée ni du sentiment. Que l’habit soit somptueux, de couleur réjouissante et de coupe qui séduise, orné de fines broderies, de perles et de pierreries, peu importe le corps. Peut-être avec ce seul souci peut-on atteindre à une belle rhétorique, mais on n’atteint qu’à de la rhétorique.

Les suites de ce divorce entre la forme et le contenu furent ce qu’elles devaient être. Le dilettantisme envahit presque toute la poésie allemande, et étouffa bientôt presque partout les germes de personnalité qui ne pouvaient manquer de surgir d’un sol naguère encore si fécond en fleurs de vraie poésie. Quelques poètes cependant surent résister à l’engouement qui emportait leurs contemporains vers des succès plus faciles et plus éphémères ; et ce sont ceux-là qu’il faut considérer comme formant la véritable transition entre la grande période qui finit avec le nom de Heine et la période qui vient de commencer, et que je vais essayer de caractériser tout à l’heure. Les meilleurs parmi ces poètes sont le Suisse Gottfried Keller, le Poméranien Théodor Fontane et le Frison Théodor Storm. Tous trois se tinrent à l’écart du mouvement qui glorifiait par-dessus tout la forme dans la poésie ; tous trois, dans leurs œuvres, témoignèrent d’une riche vie intérieure, et leur poésie fut ce que doit être toute vraie poésie lyrique : l’épanouissement d’une personnalité.

Chez Keller et chez M. Fontane, cette personnalité peut sembler un peu abrupte et un peu contenue ; elle n’aime pas trop s’éloigner de la vérité immédiate, elle s’appuie volontiers sur les contingences, non seulement pour ce qui est du sentiment et de l’idée qu’elle veut exprimer, mais aussi pour l’expression à leur donner. Elle renonce par-là même à cette sorte d’agrandissement et de transfiguration où elle pourrait prétendre en se surveillant moins ; mais, si elle y a renoncé, c’est peut-être qu’elle a senti qu’à vouloir aller trop loin ou trop haut, elle perdait pied, et serait alors obligée de se confier à d’autres forces qu’à ses propres forces intimes, ce qui lui retirerait du coup toutes ses qualités.