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pouvoir temporel, au Syllabus, à l’infaillibilité. Toutefois toutes ces divergences n’auraient point laissé de traces si entre ces deux hommes il n’y eût eu incompatibilité de tempérament. J’ai déjà esquissé ces deux physionomies avec leurs différences essentielles : l’homme de cabinet, à la pensée subtile, maître passé dans la plus savante escrime d’esprit, ennemi juré des généralisations téméraires et des assertions mal délimitées, au fond sceptique de nature comme tous les intellectualistes ; l’homme d’action, toujours sur la brèche ; n’ayant ni ne prenant le temps de polir sa pensée ou de limer sa phrase, allant droit au but : le salut des âmes ; aimant à procéder par affirmations massives et carrées, haïssant les déductions et les argumentations. Newman a été l’un des rénovateurs de l’apologétique, un dialecticien de haute volée ; s’il a beaucoup combattu, humilié fréquemment la raison, il l’a aussi beaucoup aimée et lui a fait souvent appel. Manning croyait que la mission du prêtre est de rendre témoignage par sa parole, mais surtout par sa vie, aux vérités surnaturelles de la révélation.

Ces profonds dissentimens théoriques n’auraient pas suffi à brouiller ces deux champions du catholicisme, sans le choc des caractères. Si Manning était homme d’autorité, s’il demandait à ses subordonnés l’obéissance loyale qu’il pratiquait envers ses supérieurs, Newman avait fini par perdre un peu le sens de la réalité dans l’atmosphère artificielle où il se confinait. Plus que jamais l’idole d’un cénacle ; toujours entouré d’élèves qui devaient le croire sur parole et de disciples prêts à jurer in verba magistri ; légèrement enivré, — qui ne l’eût été ? — de l’encens qui lui venait de toute part et même des protestans et des libéraux, Newman devait voir une certaine malhonnêteté, explicable seulement par l’intérêt personnel, dans l’état d’un esprit en opposition radicale avec le sien sur toute chose, encore qu’il eût suivi, sur ses pas, la même voie. L’élévation de Manning semblait confirmer cette vue injuste. Entre l’archevêque infaillibiliste et l’oratorien infaillible, les bonnes relations étaient difficiles. Il résulte, du moins, des lettres publiées par M. Purcell que Manning fut toujours le premier à chercher une réconciliation, le dernier à y renoncer. Il sollicita la présence de Newman à son sacre ; celui-ci consentit à venir, mais par la plus mal gracieuse des réponses. Chaque fois qu’il eut à adresser quelques congratulations à l’archevêque, il sut, avec quelque chose de l’art des inimitiés dévotes, y glisser des épigrammes aigres-douces. Quand enfin Manning voulut un jour dissiper, par une franche explication de vive voix, ces pénibles malentendus, il se heurta à un refus, et il reçut de son ancien ami, dont il était après tout le