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ennemis à peine réconciliés et qui ne semblent guère se hâter de répondre à ses avances. On l’accuse d’innover follement : on se trompe, elle se souvient.

Elle se souvient que, lorsque cet empire romain, dont on avait pris l’habitude de confondre le nom avec celui de la civilisation, fut sur le point d’être submergé par le flot des invasions barbares, l’Eglise, se sachant nécessaire au salut de l’humanité, eut l’étrange courage de séparer son sort de celui des Césars chrétiens, de rompre avec le glorieux passé qui avait fait de l’empire quelque chose comme la forme définitive et sacrée du gouvernement du monde, et d’aller aux masses terribles qui promenaient l’incendie et le pillage là où l’empereur n’avait plus assez de force pour faire régner la félicité romaine. Comprenant que le monde ne pouvait être sauvé que par l’infusion d’un sang nouveau, elle osa dire par la bouche de Paul Orose : « Si la conversion des barbares doit être achetée au prix de la chute de Rome, il faut encore s’en féliciter. » Parole effrayante et qui dut paraître blasphématoire aux générations qui l’en tendirent, mais que l’histoire a justifiée ! Qui donc oserait aujourd’hui reprocher aux chefs qui ont guidé l’Eglise à travers ces orages, d’avoir, pour emprunter l’expression d’un historien moderne, M. Godefroid Kurth, « hardiment donné leur coup de barre dans la direction de l’avenir ? »

Là où l’empire avait péri, la papauté a survécu. Elle traversa bien d’autres crises, mais le fait d’avoir résisté à la plupart de ces épreuves ne lui est pas particulier. Elle a subi les persécutions, les usurpations et la tyrannie des pouvoirs laïques ; mais d’autres puissances morales ont été en butte à de semblables violences et y ont, comme elle, trouvé une nouvelle force. Elle a survécu aux rébellions des hérétiques, aux démembremens de l’Eglise qui suivirent les révoltes des schismatiques tels que Photius, aux attaques des philosophes ; mais bien des souverainetés humaines ont survécu, elles aussi, à des révoltes, à des démembremens et à des attaques. Elle a fait plus : elle a survécu à l’indignité de quelques-uns de ceux qui ont porté la tiare, aux trahisons d’un Sixte IV, aux lâchetés et aux débordemens d’un Alexandre VI ; mais combien de monarchies ont survécu à des rois indignes ? Sa force de résistance, pour merveilleuse qu’elle soit, ne suffirait pas à la revêtir d’un caractère surnaturel, s’il ne lui avait été donné, à un moment de son histoire, de triompher de la loi commune imposée à tout ce qui est humain par Celui-là même qui a donné un chef à l’Eglise. « Toute maison divisée contre elle-même périra », a-t-il dit, et ses paroles ont toujours trouvé dans les faits une implacable confirmation. Seule la papauté, comme pour