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celle qu’aucun anthropologue, en un long rapport à quelque académie, ne pourrait nous en donner. L’image est jusque dans la typographie de ses livres où se sent à tout instant le désir de séduire ou de frapper les yeux. Les paragraphes sont habilement coupés ; les interlignages laborieusement étudiés, les italiques et les lettres capitales multipliées, des mots en vieux français ou en grec rompent délicieusement la monotonie des caractères anglais. Bien plus, si l’auteur veut montrer que le XIXe siècle a manqué au devoir social, il ne se contente pas d’imprimer au vif un passage du Daily Telegraph contant un cruel drame de la misère, arrivé dans le quartier de Christ-Church : les mots peignent assez d’eux-mêmes, mais le peintre, qui est en Ruskin, veut plus de couleur encore : il les imprime en lettres rouges, sous prétexte que « les faits eux-mêmes seront écrits en cette couleur, dans un livre dont chacun de nous, lettré ou illettré, aura à lire une page, un jour ou l’autre », — et, en attendant cette redoutable lecture, il y a, dans le volume de Sésame, trois pages sanglantes que nul n’oublie, une fois qu’il les a lues, surtout, si ce fut le soir, sous la lampe, à cause de la fatigue qu’elles lui ont procurée.

La minutie de Ruskin sévit ici dans toute son intensité. Elle est un charme lorsqu’elle succède à des généralités. L’étymologie repose de la vague éloquence et la couleur d’un mot amuse à regarder après les vastes teintes jetées sur les fresques de l’histoire. L’imago varie sans cesse de dimensions. Du regard d’ensemble jeté sur la campagne de Rome, nous avons passé à l’examen attentif d’un détail, d’un individu, d’une heure, d’une herbe, d’une syllabe. Notre vue s’est-elle maintenant fatiguée à déchiffrer des grimoires, les lettres d’un missel : il la reporte sur des plaines au loin étendues sous le soleil, l’Espace de Chintreuil après le Buisson de Ruysdaël. Se lasse-t-elle encore d’errer sur des espaces dont elle ne perçoit rien de précis qu’elle puisse analyser, ni de distinct dont elle puisse faire le tour ; il la ramène au scarabée qui court sous nos pieds. Slingelandt après Turner. Le panorama repose du microscope et le microscope du panorama. Aux relais de la route il semble que vous preniez avec vous tantôt un entomologiste et tantôt un géologue. Mais entomologiste, géologue ou poète, votre compagnon s’exprime toujours en peintre. Et comme peintre il n’invente point ni ne façonne à sa fantaisie des tableaux faits d’élémens épars. Quand il décrit un paysage, ce n’est pas un paysage quelconque : c’est celui qu’il a vu à un tel endroit, en telle saison, à telle heure, par tel effet, comme M. Monet peignant ses Meules et comme Achard devant