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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/692

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poussière, s’ouvre, bouton par bouton, pour devenir la fleur de la promesse, — et se tournant encore vers vous et pour vous, « le pied-d’alouette : j’entends, j’entends, et le lis murmure : j’attends. »

Avez-vous remarqué que j’ai passé deux lignes quand je vous ai lu cette première stance et pensez-vous que je les aie oubliées ?


Viens dans le jardin. Maud,
Car cette chauve-souris noire, la nuit, s’est envolée,
Viens dans le jardin, Maud,
Me voici à la porte, tout seul.


Qui est-ce, pensez-vous, qui se tient seul à la porte d’un jardin plus doux encore, vous attendant ? Avez-vous entendu parler non d’une Maud, mais d’une Madeleine, qui descendit à son jardin, à l’aurore, et trouva quelqu’un, à la porte, qu’elle supposa être le jardinier ? Ne l’avez-vous pas cherché souvent Lui, cherché en vain, tout le long de la nuit, cherché en vain à la porte de cet ancien jardin où l’épée enflammée est plantée ? Il n’est jamais là, mais à la porte de ce jardin-ci, il attend toujours, — il attend de vous prendre par la main, prêt à vous mener voir les fruits de la vallée, voir si la vigne a fleuri, et si les grenades ont bourgeonné. Là, vous verrez, avec Lui, les petites vrilles de la vigne que sa main dispose ; là vous verrez pousser les grenades où sa main a laissé tomber la graine couleur de sang, — plus encore, vous verrez les cohortes des anges gardiens qui, des battemens de leurs ailes, écartent les oiseaux affamés des champs qu’il a ensemencés. Et vous les entendrez se crier les uns aux autres, à travers les rangées des vignes : « Emparons-nous des renards, des petits renards qui pillent les vignes, parce que tendres sont les raisins de nos vignes ! »

Oh ! reines que vous êtes — ô reines — parmi les collines et les tranquilles forêts vertes de ce pays qui est le vôtre, les renards auront-ils des terriers et les oiseaux de l’air des nids ? Et, dans vos villes, les pierres témoigneront-elles contre vous qu’elles sont les seuls oreillers où le Fils de l’Homme puisse reposer sa tête[1] ?


Ce ton exalté, s’il se prolongeait, lasserait vite en nous tout ce qui vibre. Mais il s’infléchit aussitôt jusqu’à celui de la conversation et voici que le prophète qui tonnait sur la montagne s’assied dans un rocking-chair, croise les jambes et se met à lire le journal… Notre amour avoué de l’ordre et de la suite, qui est un goût latin, est choqué, mais noire désir secret de mouvement, qui est un goût humain, est satisfait. Car rien, ici, n’est longtemps solennel ni tendu : rien n’est monocorde. La causerie repose de la prosopopée et l’apostrophe directe de l’impersonnelle description. Dans ses livres comme dans ses conférences, Ruskin vous parle, et fixe ses yeux dans vos yeux ; dans ses discours, comme dans ses livres, il se met parfois à réfléchir tout haut et à se poser à lui-même des questions. La forme ondule perpétuellement comme l’idée. Et de même que l’enthousiasme et l’ironie se disputent sa pensée, la période et le trait se disputent son style, l’une pour entraîner le lecteur par sa continuité enveloppante, l’autre pour

  1. Seésame and Lilies. I. Of Queens’ gardens.