Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/701

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Autrefois, au temps des vies sédentaires et des destinées enracinées, on n’eût rien compris à cette fonction d’un esthéticien conducteur de peuples. Mais aujourd’hui que l’humanité errante a jeté bas ses lares, éteint ses foyers et s’en va sur toutes les plages. au pied de tous les monts ou encore dans les villes mortes transformées en reliquaires afin de mieux connaître cette terre qu’elle trouve trop petite et ce passé qu’elle trouve trop court ; aujourd’hui qu’incertains d’une vie future nous cherchons à prolonger notre existence plutôt en deçà d’elle-même, à revivre les siècles déjà vécus en nous identifiant avec les vies peintes dans les musées ou à ressentir quelque chose des vies multiples des cités et des foules que nous traversons, — ce guide esthétique est devenu, comme le prêtre, un pourvoyeur d’infini… Il nous dispense la vie des âges morts et des peuples inconnus. Ses paroles nous versent la vie : elles sont la vie même que nous vivons et surtout elles sont celle que nous voudrions vivre. Elles sont analytiques comme notre vie scientifique ; elles sont suggestives comme notre vie cosmopolite ; elles sont inquiètes comme notre vie sociale. Elles ont de la vie la mobilité, ayant touché à tous les sujets, nous ayant poussés vers toutes les rives. Elles en ont les contradictions, ayant reflété toutes les impressions et tous les systèmes. Elles en ont la souplesse, ayant mêlé l’enthousiasme à l’ironie et l’humour à l’amour. Et si elles gardent çà et là quelque mystère, c’est que la vie, dans ses complexités et ses diversités innombrables, est aussi mystérieuse peut-être que la mort. Ainsi, avec Ruskin, l’esthétique n’est plus une science morte, ni une langue morte : c’est une langue vivante ; c’est une formule et peut-être la seule qui puisse concilier les données de ce sens critique que nous voulons garder avec les aspirations de ce sens idéaliste que nous voulons étendre et unir ce qui est l’expérience déçue du siècle qui s’en va à ce qui est l’illusion décevante du siècle qui vient. Avant même d’avoir abordé le fond de ses paroles : sa pensée, nous voyons, rien qu’à leurs formes extérieures, qu’elles méritaient l’enthousiasme qu’elles ont provoqué.


ROBERT DE LA SIZERANNE.