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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/737

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Pour qui enfin ces sacrifices ? Et quand l’homme est séparé de son origine et de sa destinée immortelles, que garde-t-il de respectable à l’homme ? Ces compagnons de hasard, visibles les uns aux autres entre deux néans, à la lueur de cet éclair qui est la vie, sont des adversaires, puisqu’ils se disputent trop nombreux un temps trop court, et un monde trop petit. Chacun d’eux n’a de société qu’avec ceux qui pensent, sentent et veulent comme lui, et, même dans ces coalitions, ne songe qu’à son avantage. À peine a-t-il renoncé à l’infini, son égoïsme n’a plus de contrepoids, et comme il ne voit pas de place à la fois, dans cet instant qui est tout, pour son bonheur et celui des autres, son choix est fait. Ainsi, dès que la morale n’a plus de certitude, la politique n’a plus d’idéal.

Par bonheur le privilège de l’homme est l’illogisme. Quand il emploie son intelligence à se tromper, il ne se persuade pas tout entier. Beaucoup gardent encore dans leur cœur et répandent dans leurs actes des vertus privées et sociales que leurs doctrines n’expliquent pas. Mais ces vertus sont des fleurs coupées ; et si leur parfum dure, elles vivent seulement d’une sève antérieure et qui ne se renouvelle plus. Ainsi nombre de ceux que les doctrines positivistes avaient séduits continuèrent à vouloir, avec la république, un échange loyal de justice, de tolérance, de pitié, d’amour entre les hommes. Mais chez la plupart, la nouvelle doctrine avait créé une nouvelle conception du gouvernement. L’angoisse de perdre, toujours vaincus, toujours victimes, la brève suite d’années qui pour eux étaient toute la destinée, leur désapprenait la patience. L’obstination de la multitude à soutenir ce qu’ils détestaient, l’hostilité qu’ils sentaient en elle fécondaient en eux-mêmes la puissance de mépriser et de haïr. Spectateurs des corruptions et des lâchetés qui cimentaient la solidité de l’empire, ils étaient arrivés vite à ne plus reconnaître entre eux et la masse des Français une similitude de nature. Isolés ils avaient respiré l’esprit d’exclusion. Dans la France impériale, ils se considéraient comme une aristocratie d’intelligence et de volonté, ils étaient un peu comme la race juive qui garde, même dédaignée et vaincue, l’orgueil d’une supériorité native, et malgré son petit nombre se croit, par un privilège inéluctable, destinée à la domination. À ceux qui attendaient la république de la volonté générale, eux répondaient par cette formule de violence et d’orgueil : « La république est supérieure au suffrage universel. » Par ce mot de république, ils n’entendaient plus la forme de gouvernement la mieux faite pour assurer à la nation et à chaque homme la liberté, mais un corps de doctrines, non seulement politiques mais morales et