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On appelle souvent la musique un art de société, et, pour être vulgaire, l’expression n’en est pas moins significative. Plus que les autres arts, en effet, la musique est une cause ou un prétexte d’association. Les orphéons, les fanfares, en donnent des preuves, parfois, hélas ! trop éclatantes. On se réunit plus volontiers et en plus grand nombre pour entendre de la musique que pour considérer des tableaux, des marbres ou des édifices. Il n’y a de festivals que de musique, et vers le Parthénon, l’Hermès de Praxitèle ou la Madone de Saint-Sixte, les foules ne vont point, comme vers le théâtre de Bayreuth, en pèlerinage. Ce n’est pas devant les statues, mais autour des orchestres militaires, que se presse le public de nos jardins, et pour les concerts du dimanche le Louvre est de plus en plus abandonné. En demandant à tous de se taire pour l’écouter, la musique demande à chacun d’étouffer sur ses lèvres et même en son cœur toute voix discordante, importune, ou seulement étrangère. Elle veut qu’en elle et par elle tous ne soient plus qu’un. Je sais trop qu’elle obtient rarement cette unité, n’obtenant presque jamais ce silence. Mais il est de son droit, de sa nature d’y prétendre, et son action totale, son plein effet n’est qu’à ce prix. La musique, presque toute musique au moins, est faite pour être entendue de plusieurs, et, dans son théâtre vide, le jeune et sombre roi destituait d’une haute dignité l’art auquel il n’accordait que son orgueilleux et solitaire hommage. Il y a plus, et chaque genre musical comporte, commande même un genre particulier d’auditoire. Il existe une espèce de corrélation et de proportion nécessaire entre le nombre de ceux qui jouent et le nombre de ceux qui écoutent, et peut-être ne serait-il pas impossible de faire, au point de vue sociologique, une étude comparée du quatuor, de la symphonie et de l’opéra.

Enfin la musique, ou plus précisément une œuvre musicale, est, plus que toute œuvre d’art, une chose, on pourrait dire un être collectif et social. Les termes seuls du langage musical : accord, concert, harmonie, en rendent d’abord témoignage. Ce n’est pas tout : la musique, de même que l’architecture, se compose d’élémens unis par des rapports d’une rigueur mathématique ; mais tandis qu’en architecture les ensembles ou les groupes ainsi formés sont inanimés et muets, en musique ils se meuvent, ils parlent, ou plutôt ils chantent, possédant ainsi deux fois une vie qui deux fois manque aux plus admirables ordonnances du marbre ou de la pierre. Toute musique est donc vivante socialement. Une mélodie, même isolée, est multiple en ce sens, qu’elle est constituée par des périodes, des membres de phrase qui se répètent ou se ressemblent. Dès que l’harmonie s’ajoute à la