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pour ne se rappeler que les succès de l’expédition anglaise de 1867-68, terminée par la prise de Magdala et le suicide de Théodoros. Les écrivains militaires d’outre-Manche avaient cependant pris soin de prévenir qu’il ne fallait point tabler sur cette dernière expédition pour juger du degré de résistance que les Abyssins étaient capables d’opposer. Et, de fait, les Anglais menèrent à bien leur entreprise surtout à cause de l’habileté de leur politique. Si, à cette époque, les troupes anglo-indoues, débarquées à Zula, au sud de Massaouah, purent opérer une marche de 610 kilomètres sans incident fâcheux, c’est que le négus Théodoros n’avait guère de la puissance que son titre pompeux. Au plus mal avec ses grands vassaux, ne recevant d’eux ni contingens, ni contributions, il en était réduit à son seul « camp » de Magdala. Les Anglais ne l’ignoraient pas. Avant de s’engager à fond, ils s’étaient assuré la neutralité des princes abyssins, c’est-à-dire de Kassai, roi du Tigré, de Waghsum-Gobaze, roi de Lasta, et de Ménélik lui-même, déjà roi du Choa. Le gouvernement anglais avait promis à ces princes que l’armée expéditionnaire ne resterait point dans le pays et ne s’en prendrait qu’à Théodoros, jalousé et haï de tous.

La « neutralité bienveillante » de Kassai, roi du Tigré, fut une circonstance heureuse, et, on peut le dire, provoquée[1]. Elle permit même à l’armée anglaise d’obtenir des vivres sur place. Les Abyssins se liguant pour repousser l’envahisseur, comme ils le firent plus tard pour les Egyptiens et les Italiens, eussent à coup sûr, malgré l’infériorité de leur armement, causé un désastre à l’armée anglo-indoue. Peut-être même le cabinet anglais, toujours si bien renseigné en matière de politique coloniale, eut-il reculé devant les frais et les difficultés d’une pareille lutte. L’expédition anglaise et la guerre entreprise par les Italiens

  1. Le général Robert Napier, devenu feld-maréchal, duc de Magdala et pair d’Angleterre, a raconté à l’auteur de ces lignes combien la neutralité des princes abyssins lui avait été précieuse, et aussi comment se trouvait constitué le train de son armée, dans lequel il avait eu soin de faire entrer des éléphans amenés de l’Inde. Et à ce propos, il citait les inestimables services rendus par ces intelligens animaux, rappelait sa réponse à ceux qui objectaient la difficulté d’opérer avec des éléphans dans une contrée montagneuse : « Annibal a traversé les Alpes avec ses éléphans ! Je connais les miens, ils me suivront partout ; grâce à eux, je ne laisserai jamais en route ni un canon, ni un blessé. L’éléphant passe où passe le cheval, et, à la guerre, il vaut à la fois une troupe de mulets et une escouade de sapeurs. » Bien souvent, devant les difficultés de marche et de transport qui ont signalé l’expédition de Madagascar, nous nous sommes souvenu du langage de lord Napier de Magdala, qui avait l’expérience des guerres d’Orient. Si le corps expéditionnaire français, au lieu de recevoir un train uniquement composé de mulets, avait été pourvu d’un certain nombre d’éléphans, faciles à se procurer dans les établissemens de l’Inde et les protectorats de l’Indo-Chine, que de fatigues et de privations épargnées à nos soldats ! que de temps gagné ! que d’existences sauvées !